épisode 3 : j'habite à Ouargla, Territoire des Oasis

Le Cycle saharien pose les fondements de mon existence. Nous sommes au mois de mars 1957 et nous logeons dans une maison annexée au bâtiment de la Poste. Normalement, comme mon père est soldat, nous devrions habiter dans le bordj Chandez. Mais ma mère bénéficie d'un logement de fonction du fait de son poste d'agent principal dans l'administration. Notre logement est reconnaissable au mur bas surmonté d'une frise continue (v. photo, partie droite) qui délimite une cour sablonneuse. Ainsi situés, nous tournons le dos aux portes Carbillet ou portes du sud, longue ligne ouvragée percée d'ouvertures en arcatures de largeurs, hauteurs et motifs différents selon le style soudano-saharien.





La ville nouvelle de Ouargla doit son architecture typique au colonel Gabriel Carbillet. Il fera de cette porte du désert ouverte sur le M'zab l'agora des marchands, des voyageurs et des nomades. En 1927, il trace les plans de la modernisation de la cité à côté du ksar (le vieux village). La partie supérieure de l'arche arbore le signe de Tanit inversé.
Deux routes mènent à la ville : la route qui vient d'Alger en passant par Laghouat et le M'zab et celle de Constantine, par Biskra et Touggourt.
C'est à l'extérieur, sur un vaste plateau qui s'étend jusqu'aux importantes palmeraies, qu'est implantée la ville nouvelle où nous habitons. Elle est avant tout militaire et s'étend autour du bordj Lutaud, siège du PC des Territoires du Sud, et du bordj Chandez où sont cantonnés, entre autres, la Compagnie saharienne portée des Oasis (CSPO), la 2e Compagnie auto-saharienne de Transport, le 2e Régiment étranger de la Légion, la 7e Compagnie des Transmissions.



Le bordj Chandez : construit en 1887

 

 

 

 

Notre logement et la vie quotidienne

Fonctionnelle et spartiate, la maison correspond au type de bâtisse du sud saharien : rectangulaire, percée d'ouvertures protégées par des moustiquaires et disposant d'une cour intérieure et d'un toit en terrasse.

Vues face (à gauche) et arrière de notre maison










Dans la cour avec Pépé ; seul devant la porte-moustiquaire ; avec mes parents.









Et, dans cette cour, ma mère élève notre jeune gazelle. Enfin, je dis "notre" mais aucune autre personne que ma mère - ni mon grand-père, ni mon père, ni moi-même - ne peut l'approcher. Je porte mes mains en visière pour essayer de repérer l'animal que ma mère a recueilli.

J'ai plusieurs fois tenté de l'approcher, en vain. La bête s'est réfugiée derrière les tamaris. Je devine davantage que je n'aperçois sa forme à peine immobile. Le plus léger des déplacements d'ombre secoue son pelage. 


                                                                             
                                                                   









C’est l’heure d’aller à l’école. Chemisette et culottes courtes (je n'ai pas encore enfilé mon tablier noir), knepps aux pieds, je saisi mon cartable préparé la veille pour ne rien oublier et sors. Bien qu’il soit de bonne heure, le souffle chaud m’entoure, faisant un contraste saisissant avec l’intérieur. Sur le chemin, je respire lentement pour éviter d’être oppressé. J’arrive un peu avant que la cloche ne sonne. Les élèves chargés à tour de rôle de préparer la salle de classe ont balayé, aligné les pupitres, nettoyé à l’aide de la brosse spé­ciale le tableau noir réversible posé sur son piétement, approvisionné le râtelier en craies blanches et de couleur et rempli d’encre violette les deux encriers de faïence blanche, fichés sur chaque pupitre, à l’aide de la bouteille opaque à long bec verseur.

Ecole des garçons (source : Delcampe / 44kaluc)




Prêt à partir à l'école







Les années de petite enfance passées dans cet environnement austère ont consacré l'apprentissage de la différence. Le fait d'être, à l'école, le seul enfant blanc au milieu de condisciples arabes et noirs, ne m'a pas posé de problème même si l'on me traitait de "craie-vure". Là, ça partait en mailloche dans la cours de récré.



Je l’aime bien, moi, Hafian (c'est notre boy). Quand je rentre de l’école, à midi, et avant que ma mère n’aperçoive mon cartable jeté dans la cour (dès fois elle m’attend à l’entrée et ça ne marche pas), nous détalons vers la petite oasis à environ un kilomètre de la maison. Là, avec l’agilité de ses quinze ans (ou seize ou dix-sept, on n’a jamais su son véritable âge), il grimpe sur l’un des palmiers pour détacher un régime de dattes au­quel nous faisons un sort, assis à l’ombre des ramures. J’ai essayé plusieurs fois de l’imiter. Je m’en suis sorti avec de profondes entailles aux pieds et mon saroual tout déchiré.




 
La palmeraie est irriguée à partir de nappes souterraines d'eau douce qui est acheminée par un système de canaux appelés séguias. Les eaux s'évacuent ensuite vers le chott, étendue d'eau salée favorable à l'émergence de moustiques virulents, les anophèles multicolores.


Le chott Aïn El Beïda
Jusqu'en 1949, Ouargla a été un foyer important de palu-disme. Les Pères blancs - dont l'hôpital est installé dans le périmètre du bordj Luteau - furent les premiers à apporter l'aide médicale aux populations autochtones. Ce furent ensuite les services de santé des Territoires du Sud qui appliquèrent la prophylaxie. Nous absorbons quotidienne-ment des médicaments antimalariques qui me soulèvent l'estomac - d'où ma constitution plutôt chétive.


L'hôpital (et le château d'eau à droite)





Depuis la terrasse de notre maison, nous avons la vue sur le cimetière mozabite.







Coutume du désert

Quelquefois, mon père m'amène avec lui lorsqu'il rend visite à des bédouins installés entre la ville et la palmeraie, à côté de l’oued. Nous y al­lons à la tombée de la nuit, quand la température commence à décroître et que les dunes af­falent leur ombre.

Pour y aller, je place mes pas dans ceux de mon père. Il sait éviter les vi­pères à cornes qui sortent à la fraîche et dont le venin peut tuer lorsqu’elles sont en manque d’eau. Dans ce cas, ce reptile est capable de prélever l’eau contenue dans son venin pour assu­rer sa survie avec pour conséquence une concentration mortelle de son poison. Nous enten­dons de temps en temps glapir un fennec en quête de proie ou distinguons furtivement un chacal à chabraque à côté d’une charogne.

 


Le chef de tribu nous convie à nous asseoir sur les tapis à même le sol. On fait circuler l'aiguière qui contient le liquide pour se laver les mains que nous essuyons à de petites serviettes brodées. La boisson infuse dans la théière. Elle est versée de très haut, ce qui oxygène le breuvage et accroît son goût. C'est un moment fort de partage, c'est l'envol des paroles muettes dans la nuit de quiétude.







Il m’arrive de rester tard le soir, ma mère ayant oublié ma présence, occupée par les dix à douze invités, souvent les mêmes, qui emplissent la maison de rires 
et de propos bruyants. Car il y a deux boute-en-train toujours en quête de quelques blagues à faire et d’histoires à raconter : le commandant de l’aérodrome civil et le chef des transmissions. Je les trouve impayables dans leurs imitations grotesques de Laurel et Hardy en train de se disputer en se don­nant des coups frénétiques de chapeau melon pour ouvrir les placards à la recherche de la mer. Et je ris de bon cœur à chaque fois. 
Et puis des mots qui reviennent. Graves. Des civils tués dans une embuscade. Des habi­tations d’européens incendiées. D’autres que je ne comprends pas, FLN, fellagha, mais que j’associe au danger.

Nous nous déplaçons normalement à pied pour aller jusqu'au bled ou au bordj. Le matin, quand je me lève, je prends soin de bien secouer mes babouches. Souvent, le vent de sable fait entrer sous la porte mal jointée cancrelats, scorpions, araignées, fourmis argentées. Sentir craquer ou glisser sous ses pieds une de ces bestioles n'est pas très ragoutant au saut du lit. Et longtemps après notre réinstallation à Bayonne, je garderai ce réflexe salvateur.



Maman, elle, teste le "vaisseau du désert", un des méhara de papa. Il fait baraquer le dromadaire pour permettre à Ninou de monter sur l'animal. Le relèvement chaloupant successivement vers l'avant puis sur chacun des côtés la hisse à deux mètres du sol, dans un blatèrement d'humeur... et la crispation par maman du pommeau cruciforme de la selle.













Sinon, il y a le bourricot mais ce n'est pas kif-kif. Son trottinement vif communique un mouvement saccadé à son cavalier, ce qui rend la démarche beaucoup moins noble. Cependant, on tombe de moins haut...

Ouargla 

Ouargla s'étend sur trente kilomètres de long et dix-huit de large. Elle est scindée en deux par la porte de Tanit : d'un côté la ville française à dominante militaire, de l'autre la vielle ville (ksar) que les européens nomment le bled, avec son marché, son souk et sa place aux chameaux, la Grande Mosquée et son minaret, la Kasbah et ses ruelles coupées de passages aériens qui permettent aux femmes de se rendre visite par les terrasses sans avoir à se montrer dans la rue.                                                                                   

Place Flatters : côté gauche, se trouve la pharmacie ; à droite, l'échoppe du coiffeur des Européens ; au fond, l'hôtel Bernabé et la petite pyramide érigée en hommage à la mission Flatters




















On entre dans la ville arabe par la place Flatters. La mission Flatters était partie de Ouargla, en mars 1880, pour effectuer le tracé d'une possible ligne de chemin de fer entre l'Algérie et le Niger. Cette reconnais-sance fut un demi-échec. La deuxième expédition repartit de Ouargla deux mois après, escortée par un peloton de 80 militaires français et indigènes. Tous les français furent massacrés par des touaregs à Bir el-Garama, au nord de Tamanrasset.


Dans la continuité de la place Flatters se dresse le minaret Malekite. L'histoire locale dit qu'il fut édifié au XIIIe siècle par l'émir Abû Zakariyâ, ébloui qu'il fut par la ville lorsqu'il y
séjourna.

Les arcades abritent le poste de police musulman.




 
Dans la ville arabe, le souk accueille le marché du vendredi qui attire marchands et nomades de toute la wilaya. Je me souviendrai toujours de ce mélange d'odeurs de cuir, de bestiaux, de dattes fraîches et de figues séchées, de branches d'acacia gommier, de kapok et de racines.







Le marché aux chameaux et au bois. L'annotation  qui signale les jardins du génie est de la main de mon père.







La percée effectuée dans le ksar pour communiquer avec le marché a donné naissance à la rue de Rivoli, dite "des 100 colonnes". Elle donne également accès aux mosquées malekite et ibadite.



Rue de Rivoli
Le ksar avec les mosquées en arrière-plan
  













S'il est un bâtiment que j'aimais visiter, c'est bien le musée saharien. Son architecture m'en imposait. Il fait partie des monuments construits dans le cadre des travaux dirigés par le colonel Carbillet. Le vestibule présente la stèle commémorative consacrée au général Laperrine, créateur des compagnies sahariennes, et au père de Foucauld. Les deux moururent dans ce Sahara qui les avait envoûtés : Laperrine dans un accident d'avion ; le second assassiné par des touareg sénoussistes près de son ermitage à Tamanrasset.
La seule salle qui m'intéressait était celle où étaient entreposés les armes traditionnelles et les fusils de parade. 




        








Moi (1958), assis à l'un des angles du musée.



Je me suis adapté à la chaleur sèche et au soleil brûlant, au sable qui s'infiltre dans les vêtements, aux scorpions et aux cancrelats, aux insultes et aux gnons des plus grands, à la lueur blanche de la lune dans un ciel limpide et froid, à la discipline domestique, aux appels rythmés du muezzin.






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