Algérie-Sahara : les lettres retrouvées [1]

Vue d'Alger - 1956 (dessin)
Les souvenirs surgissent à tout moment. Les écrits que mes cousins trouvent dans la maison de leur père - tonton Peio pour moi - au printemps 2018 sont des lettres rédigées par mon grand-père maternel durant la période d'octobre 1954 à janvier 1959. Ils m'en font cadeau alors même qu'elles concernent leurs propres parents et qu'il s'agit aussi de leur grand-père côté paternel pour eux. Je prends connaissance avec une émotion rétrospec-tive des cinquante lettres étonnamment intactes dont l'encre n'a rien perdu de sa consistance.
Instantanément, je reconnais l'écriture très lisible de mon grand-père malgré le temps. Il raconte à la manière des épistoliers du XIXe siècle, pourvo-yeurs réguliers de correspondances dont l'intimité le dispute à la soif d'informer leurs entourage et connaissances, les événements quotidiens dont il a été acteur ou témoin. Ainsi de ce passage particulier relatif à notre premier voyage de Bayonne à Ouargla.

Le premier voyage

[Le vol Air France est arrivé jeudi à Alger à 21 h 10 heure locale, c'est-à-dire 22 h 10 heure française. Le lendemain matin 7 heures, départ en car de l'hôtel pour rallier l'aéroport, destination Biskra. Atterrissage dans une couche de sable balayée par un vent violent et frais. Escale pour les vingt voyageurs, dont cinq enfants.]

"Et c'est ici que se place l'incident qui va retarder de 2 jours notre arrivée à Ouargla... 


En prenant la piste d'envol, dans un virage assez brutal quelque chose d'anormal se produit mais personne, même le pilote, n'en définit la provenance ni surtout les conséquences. L'avion décolle,
monte, monte, descend, remonte encore, redescend et en définitive, dans l'impossibilité de prendre
la hauteur voulue, rejoint son point de départ. C'est l'irrémédiable panne..."

[Réquisition de taxis par Air France, qui nous amènent dans un des plus beaux hôtels de Biskra - l'hôtel des Oasis.]
"A partir de ce moment-là, vous pouvez m'en croire, nous trouvons la vie bien belle. Donc après un séjour très agréable à Biskra, nous en sommes repartis samedi vers 16 h 30 - hélas pour Touggourt seulement -  car les avions ne voyagent pas encore la nuit au Sahara. Arrivée sans histoire à Touggourt (en plein désert) heureusement sans vent et par une belle soirée (de juin en France).
Déjà, le désert nous apparaît plus séduisant car, au fond de l'horizon, nous apercevons une très grande étendue de verdure. Ce sont les palmiers-dattiers..."

Impatients de nous récupérer, mon père et ma mère viennent nous chercher à Touggourt en voiture. Voici ce que dit mon grand-père lorsque je revois mes parents : "Quoique Philou ait reconnu son papa et sa maman, il a fait preuve d'une très grande timidité et de réserve." Pépé voulant éviter à son épouse et à ma mère une continuité de voyage éprouvante, ce n'est que le lendemain dimanche que nous prenons la route pour Ouargla pour un trajet d'environ deux heures quinze.

crédit : site Ténes

"Après une traversée du désert - je dis bien du désert - du sable, toujours du sable et quelques fois un palmier isolé au milieu de l'étendue de sable...


L'arrivée à Ouargla par la route est comme un enchantement. Après le sable nous tombons brusquement sur un horizon de verdure - des palmiers à perte de vue et nous arrivons au domicile des tourtereaux."


C'est à bord de cette Simca Aronde que mes
parents nous ramènent à la maison. De gauche à droite : ma mère Ninou, moi assis sur le capot devant mon grand-père et ma grand-mère. C'est une des dernières photos où ma mamy apparaît avec nous.




Installation et autres événements


Très vite, deux éléments s'imposent à mon grand-père : l'amplitude extrême de la température (de +45°
le jour à 0° la nuit) et les conditions de vie spartiates imposées par les infrastructures pas encore développées.
"Il ne fait pas bon écrire à la chandelle...

... mis à part le repassage qui doit se faire en faisant chauffer les fers sur le Butagaz."



En lisant sa lettre du 15 mai 1956, qui fait mention du décès de son épouse, je suis bouleversé par ses mots simples et empreints de tant de peine
"Aujourd'hui je pense beaucoup à ma chère Mamy 15 mai 24 - 15 mai 56, deux dates séparées de 32 années de bonheur que seule l'implacable loi du destin pouvait détruire et elle l'a fait.. Pauvre Mamy. Physiquement, matériellement, il serait injuste que je me plaigne de mon sort. Il ferait envie à beaucoup. Moralement, c'est tout autre chose ! Je ne pense pas que cela puisse s'expliquer. Les indigènes eux se contentent d'inch Allah et de mektoub ! Cela nous est plus difficile à nous simples croyants.  

Je suppose que quelqu'un d'entre vous a pu trouver un moment pour aller se recueillir sur la tombe et y déposer q.q. fleurs en mon nom d'abord et certainement au vôtre ensuite."

[Parmi les voyageurs au mois d'octobre 1956 se trouve Joséphine Baker qui se rend à Alger pour un tour de chant. Elle est assise en vis-à-vis de nos places, de l'autre côté de l'allée centrale de la carlingue. Le vol est fortement chahuté au-dessus de la Méditerranée.]
"Nuages noirs d'encre, la mer au-dessous laissait entrevoir de courtes mais fortes vagues recouvertes d'écume blanche... Au lieu de voler à 3 000 mètres d'altitude, nous ne volions qu'à 1 200 mètres. Le petit dormait à poings fermés, le balancement et les trous d'air devenaient de plus...




Si je dormais à poings fermés, il est naturel que je ne me souvienne absolument pas d'avoir voyagé à côté de la chanteuse.


crédit : site Alger à une certaine époque
La voici sur la scène de l'hôtel casino Aletti d'Alger. Il sera jusqu'en 1962 le rendez-vous de la haute société algéroise, des visiteurs de marque, des joueurs invétérés. Inauguré pendant l'été 1930, il a eu pour l'occasion Charlie Chaplin comme groom improvisé. De son séjour, Joséphine Baker ramène-ra en France deux bébés qui rejoindront ses nombreux autres enfants adoptés.







Ci-contre une vue de l'hôtel Aletti (années 50).

Cependant, l'atmosphère est très tendue. Mon grand-père écrit : "Rues éclairées a giorno, seuls passants aperçus : gendarmes motorisés, agents de police mitraillette au poing prêts à tirer ; les cafés sont fermés".

Une foule importante se presse aux guichets d'enregistrement à destination de Ouargla, Fort Flatters ou pour rentrer au Maroc. Le vol jusqu'à Ouargla est "monotone mais combien régulier et dans un temps magnifique, très beau et chaud... 


A l'attention des siens demeurés à Bayonne - Peio son fils et Paulette sa belle-fille, Berthe sa soeur et son mari -, il décrit son emploi du temps quotidien et ses petits ennuis de santé :
"No et Ninou m'ont attribué la meilleure chambre, la mieux exposée avec soleil matin et après-midi, qui entre par les deux fenêtres. La plus grande partie de mon temps, le matin, je le passe dans la chambre en pyjama à lire, écrire et même bricoler (je ne quitte pas facilement mes habitudes). Auparavant, je me suis fait servir le petit déjeuner par Hafian, ensuite je fais ma toilette et, vers midi, je me mets en tenue."
[...]
"L'après-midi, alors que le petit est reparti à l'école, que Ninou a rejoint son bureau directorial tout à côté et que No pédestrement d'une allure martiale et militaire est reparti en direction du Territoire, je m'allonge..."




De temps en temps, ma mère ajoute au courrier quelques commentaires sur ses conditions de travail :
"Je bataille depuis des jours et des jours avec les circuits continuellement en dérangement. Nous sommes coupés de tout. Les télégrammes mettent 6 à 8 jours pour arriver"
et notamment lorsque "j'aide" le soir à la poste :


et puis mon souhait d'avoir "une petite cousine aux cheveux noirs" lorsque mes parents m'apprennent que tonton Peio et tatie Paulette attendent un bébé.

Du mouvement à Ouargla

Au détour d'un correspondance tout à fait anodine, je découvre que mon père est affecté au 4e Bureau et tenu "au secret absolu". Avec ces lettres, je revis par procuration des moments et des événements qui constituent un complément fabuleux à mon livre.
De nouvelles troupes arrivent à Ouargla, équipées de véhicules Dodge et GMC (4x4 et 6x6). Ces unités renforcent la Compagnie saharienne portée des Oasis (CSPO), la 2e Compagnie auto-saharienne de Transport, le 2e Régiment étranger de la Légion, la 7e Compagnie de Transmission.



Dodge 4x4 sur la piste Tarât-Gardel dans le Tassili n'Ajjer.


A droite, Dodge 6x6 en mission de reconnaissance  - photo : site guerre d'Algérie, le matériel militaire







Ce qui n'exclut pas l'ensablement. L'utilisation des plaques de désensablement fixées latéralement permettra de reprendre la piste.











Voici ce qu'écrit mon grand-père le 21 novembre 1956 : "Pour être fort il faut préparer la guerre, de nouvelles troupes montent à Ouargla pour y être cantonnées"


Dans une lettre en réponse à Pépé, le colonel Chaix (mon parrain) estime que "ça [l'Algérie] craque
de partout, ça se fendille dans tous les azimuts. J'ose croire cependant que ça n'explosera pas complètement." Et mon grand-père de déclarer :

Les manœuvres et la circulation quotidienne des engins militaires font dire à Pépé que "A Ouargla la rose, comme on l'appelle dans le Paris-Match du 1er décembre 1956, en page 32, la légende du silence
du désert est erronée".


Mariage traditionnel

Par hasard, et attiré par "des bruits sourds qui me font penser aux barouds d'honneur", mon grand-père croise une cérémonie de mariage traditionnelle dans une rue de Ouargla : "Venaient en tête 2 cavaliers, l'un des deux a bien voulu poser pour moi...



... les uns montés à 2 ou 3 sur des ânes, les autres montés par dizaines sur les plates formes tirées par des mules ou bien encore sur des vélos..."

Un des deux cavaliers d'escorte qui assurent le service d'ordre pendant la cérémonie.






Ci-dessous : deux des trois hommes futurs mariés sur leurs chevaux. Ils doivent rester encapuchonnés jusqu'à la fin des huit jours de cérémonie, conformément à la tradition de leur village de Rouissat.



Puis c'est le baroud d'honneur : 





Pendant ce temps, les mariées, recouvertes entièrement comme d'un linceul, sont portées
à bras le corps par un  membre de la famille et
mises chacune dans son bassour, à l'abri des regards - photo ci-dessous.








[Le bassour est sorte de tente fixée à dos de dromadaire.
Elle est faite d'armatures en tiges de palmier entrelacées, recouvertes de riches étoffes colorées munies de franges
et de pompons en laine]




Du début à la fin de la fête, les musiciens jouent sans arrêt. Ils soufflent dans le gaitha et tambou-rinent sur le bendir en marquant la cadence "avec leurs mains, leurs pieds, leur tête".








retour à l'épisode précédent : épisode 13 l'épopée de la 1re Compagnie de Chasseurs libanais

à suivre : Les lettres retrouvées [2]




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