épisode 7 : de Saint-Esprit à Marracq, les quartiers de jeunesse

crédit photo : le blog d'Amatxi
Désormais, je suis spiritain à demeure. Ce quartier Saint-Esprit s'est toujours distingué des autres quartiers de Bayonne par son originalité historique et le particularisme
de ses habitants. Son histoire mouvementée a forgé l'âme
et le corps des spiritains. Ce fut d'abord un village autonome sur le chemin de Compostelle. Son nom provient de l'ordre des hospitaliers du Saint-Esprit qui fondèrent un hospice au XIIe siècle. Louis XI confirma l'acte de fondation de l'hospice en collégiale dans un environnement marécageux, insalubre et inondable, infesté de moustiques. Seuls les plus forts résistèrent.
Le côté est de la collégiale est adossé à des demeures privées... privant de luminosité le chœur et l'abside.  

Quand l'état d'esprit fonde le quartier

La deuxième particularité apparaît au XVIe siècle lorsque les juifs du Portugal fuient l'Inquisition. Les marranes, comme on les appelle, se réfugient dans le Sud-Ouest de la France, et notamment à Saint-Esprit-lès-Bayonne sur la rive droite de l'Adour où ils rejoignent une communauté juive déjà implantée. Non que celle-ci eût délibérément choisi cette zone insalubre, mais elle y fut contrainte par les échevins bayonnais qui ne pouvaient tolérer que des marchands concurrents redoutables en affaires s'installent dans Bayonne même. Grâce à son savoir-faire, la "nation portugaise" développa le travail de la fève de cacao et fabriqua un chocolat qui acquit très vite une grande réputation. Tant et si bien que la corporation chocolatière bayonnaise usa de tous les prétextes, artifices et mesures discriminatoires pour éliminer ces dangereux rivaux.

Le commerce des fèves de cacao a été favorisé par la création du Nouveau Boucau visant à déplacer l'embouchure de l'Adour de Capbreton à Bayonne.        
Le creusement du chenal, qui dura de 1561 à 1578 sous l'égide respectif de l'ingénieur du Roi Claude Trimart, du surintendant de la fabrication du nouveau havre Louis de Fontenay et enfin de Louis de Foix, fut titanesque. Sa réalisation reçut un coup de pouce décisif avec la crue mémorable du fleuve qui orienta, au mois d'octobre 1578, l'Adour dans le chenal.
Dès lors, le port de Bayonne prospéra grâce au trafic maritime avec Amsterdam, centre du commerce marrane, ainsi qu'aux exemptions fiscales consenties par le pouvoir royal. Bayonne devint une véritable zone franche.
source : Collectif Littoral Angloy


Ci-dessous : carte chronologique des travaux monumentaux entrepris après 1578 pour consolider les berges et installer les signaux lumineux.










 












De par ce mélange éclectique de populations et façonnés par les épreuves naturelles ou provoquées, les spiritains sont réputés durs au mal, frondeurs et foncièrement indépendants.
En est notoirement issu Abraham "Auguste" Furtado. Peu connu dans la lignée des premiers magistrats de son époque (tels Joachim Dubrocq et Jules Labat), son destin bascule une première fois en 1851. La municipalité menée par Eugène Boutoey, mise en minorité, fait obstruction à l'élection d'un nouveau maire. Auguste Furtado
est alors nommé par décret du Prince-Président Louis Napoléon.
Ses deux principaux adjoints sont concomitamment désignés : MM. Lafont et Labat. Ce dernier, que l'oligarchie bayonnaise veut voir élire, démissionne séance tenante, entraînant son acolyte Lafont.
Par cette résolution, ils font échec à l'installation de Furtado. Et les élections municipales qui s'ensuivent portent Jules Labat au poste de maire.
Deuxième signe que l'on peut interpréter comme une revanche : en 1869, Jules Labat démissionne. En tant que Premier Conseiller municipal inscrit au Tableau, Auguste Furtado assure automatiquement l'intérim de la charge jusqu'aux prochaines élections. Cependant, la défait de 1870 l'amène à continuer à siéger pendant une année supplémentaire.




Samuel René Cassin, une illustre figure juive de Saint-Esprit, a reçu en 1968 le prix Nobel de la paix. Très attaché au quartier Saint-Etienne dans le cimetière duquel sont enterrés ses ancêtres, sur les hauteurs de la rive droite, il séjournait souvent à la ferme Rachel Cottage, propriété de sa famille.

        (ci-dessous la ferme)




        




En face se trouvait la villa Jouandin dont il ne subsiste aujourd'hui que le grand portail en fer forgé et ses deux piliers.  


Mon père est né au numéro 58 de la rue Maubec. C'est là qu'il a grandi avec sa mère Fernande et grand-
mère Chaix, son père étant engagé dans les conflits au Liban.
C'est une rue à forte montée qui commence place de la République où se situent la gare, les bureaux , l'économat et la bibliothèque de la SNCF. 



Place de la République. A gauche, le côté nord de la collégiale St Esprit ; au centre, la gare routière où je prends le bus pour aller au Centre aéré et plus tard au lycée de Marracq ; en face, les bâtiments de la gare ; vers la droite, au fond, commence la rue Maubec

Pépé, lui, est bénévole au Rail bayonnais. Créée par les cheminots, cette association possède des aires de pelote et de pétanque. Et je suis autorisé à y aller seulement lorsque mon grand-père s'y trouve. En regardant la photo ci-dessus, l'accès au Rail bayonnais se fait par la rue Cabotte (non visible en bas à droite) qui se trouve entre l'hôtel Côte Basque et la boulangerie Devant.
Il faut croire que les chemins de fer ont suscité des vocations familiales puisque son beau-frère Laudebat y travaille et son fils Peio y fera carrière. D'un côté, il y a la famille Saubadine dont les hommes sont engagés sur le front des guerres ; de l'autre, la famille Duclau et apparentés plutôt actifs dans le combat clandestin.

Ouverture d'esprit

J'intègre l'école Jules Ferry de Saint-Esprit. Je tombe en arrêt devant le blason émaillé de la ville dont les couleurs tranchent sur le blanc du fronton.
La devise en latin - ça c'est ma marraine qui me l'apprend - signifie "jamais souillée" en respect pour la fleur de lys, symbole de la pureté de la Vierge. Je m'en contente surtout que ce sont les deux lions qui m'intéressent. Mon signe astral étant le lion, comme mon père, je m'invente une appartenance héraldico-chevalière dans les pas de mes héros : Lancelot, Ivanhoé, Prince Vaillant, Chevalier Ardent.



Je pénètre d'abord dans une immense cour parsemée de platanes, flanquée d'un préau sur sa gauche et, sur sa droite, d'une rangée de toilettes à la turque. Elles sont adossées au mur qui sépare l'école des garçons de celle des filles. En face du portail d'entrée se trouve un vaste bâtiment rectangulaire, avec des grandes fenêtres, bâti sur deux étages. Tous les murs sont blancs, rouges sont les avant-toits et les piliers en bois qui soutiennent le préau. L'école des filles en est le parfait miroir.


Rangée de droite, 4e rang à droite

J'ai rangé mes affaires dans le pupitre. Le couvercle abattant témoigne des moments assidus de gravages
de tétons et de courbes, de grattages minutieux d'initiales, de taches d'encre. Les encoches rectilignes creusées dans le rebord supérieur du pupitre pour poser le porte-plume et les crayons ont encore un aspect convenable. Et l'encrier en faïence est à peine ébréché.
A la récré, nous disputons des parties de billes au pied des platanes. La surface en terre battue qui les entoure et les cassures faites par les racines forment un terrain propice.


Pour participer, il m'a fallu acheter un sac de caniques en terre et un d'agates avec les quelques sous que je gagne en allant faire les commissions. Mais ce que je préfère, c'est me tenir sous le préau en me gardant bien de gêner les grands qui jouent
à la pelote. A force de patience et de compréhen-sion des règles, je me fais accepter pour arbitrer les points.

Mon cartable en cuir bouilli pèse au bout du bras
et sa poignée s'incruste dans ma paume. Je marche l'épaule droite relevée, le bas du cartable cogne mon genoux, ce qui me donne une allure chaloupée. Mais son poids est bien pratique lorsque, dans la cour de récré, je le pose subrepticement derrière un camarade qu'une poussée déséquilibre et renverse sur les fesses. Après, on se poursuit comme des pecs en évitant les grands mais pas toujours les instituteurs qui déambulent tout en nous surveillant. Alors c'est la punition sous forme de cent lignes à copier pendant la prochaine récré.

La Baignade

Pour apprendre à nager, il y a la Nautique, le club
de sport qui se trouve de l'autre côté de l'Adour, quartier Mousserolles. Mais Pépé avait quitté la Nautique, dont les méthodes du bureau ne lui convenaient pas, pour rejoindre l'Aviron bayonnais.
Il n'était pas question que j'aille "de l'autre côté".
Donc il me conduit à la Baignade située au bout du quai Bergeret, proche du pont de fer. Il s'agit d'un ponton en bois d'où le maître-nageur apprend à nager aux gamins.
La méthode est simple et éprouvée : il fait des allées et venues sur le bord en me tendant une longue perche que je dois suivre en effectuant les mouvements de brasse. L'eau est sombre, le fond du fleuve est profondément vaseux. Les dernières marches de l'escalier sont recouvertes de mousse visqueuse. Et l'Adour est glaciale même en été. L'apprentissage sera rude mais profitable.

La zone de non-droit

Tant que je suis à l'école primaire, mon rayon d'action est circonscrit à un périmètre qui va jusqu'à la gare, seulement les samedis pour aller à la bibliothèque, en passant par la rue Sainte-Catherine où se trouvent les commerces de détail, le boulevard Alsace-Lorraine (emplacement de l'école) puis rue du capitaine Pellot, rue Daniel Argote pour les leçons de piano et la rue Bergeret, là où Pépé a ses deux fournisseurs de matériel électrique : Radio Nox et le Comptoir électro-basque.
Au-delà, interdit d'y mettre les pieds, notamment du côté des abattoirs et de la prison.




Je comprends mieux ce veto en entendant que l'emplacement originel de mon école avait justement été prévu dans le périmètre situé au bord de l'Adour, derrière la prison, au quartier

de l'abattoir. En 1920, le projet d'implantation a fait l'objet des protestations du Comité républicain du Bloc de Gauche, de la section bayonnaise de la Ligue des Droits de l'Homme et de la pétition des pères de famille (les mères de famille n'ont pas droit de parole ni de pétition) : "la population ne comprendra pas que vous [la municipalité] mettiez nos enfants à côté des prisonniers, sur un terrain excentri-que et les exposiez aux dangers du voisinage du fleuve, de la voie ferrée et de l'abattoir". Et le Cercle pédagogique de l'enseignement primaire public d'ajouter : "Ils [les pères de famille] ont eu raison car cette implantation au diable vauvert des écoles laïques aurait amené leur désertion au profit des écoles confession-nelles mieux situées". 


source : service départemental des archives d'Aquitaine

L'apprentissage du piano

Un des faits majeurs de notre installation définitive à Bayonne est la volonté de ma mère de me faire apprendre un instrument de musique. Elle même est violoniste amateur et tonton Peio, son frère, persévérera et fera partie de plusieurs ensembles musicaux de la Côte.
"Est-ce que c'est amusant le solfège ?" est la seule question qui me vient à l'esprit lorsque ma professeur de musique me donne la parole dans le salon où elle nous reçoit, ma mère et moi.  Heureusement, le déchiffrage des partitions ne me rebute pas et cette forme de langage me passionne autant qu'une langue étrangère.


Assez vite, et malgré un handicap au niveau de l'oreille, je jouerai du piano non sans envier parfois mes copains qui jouent dans la rue alors que je répète mes gammes et les études de Czerny et Cortot.
Je serai capable, pour les auditions, d'interpréter sonates, valses, nocturnes, rhapsodies, concertos, polonaises, mazurkas, varia-tions et autres pièces musicales de Chopin, Liszt, Beethoven, Brahms, Ravel, Bartok, Debussy.

Lors du baccalauréat, je tirerai profit de dix points supplémen-taires au titre de la matière facultative de musique (dictée musicale et oeuvre au piano).





Lycée de Marracq : l'initiation

Le lycée se trouve dans le quartier Saint-Léon, sur les hauteurs de Bayonne. Il a été bâti sur une parcelle donnée à la ville par Auguste Furtado.
La cour d'honneur du lycée est magistralement superbe : elle est entourée sur trois de ses côtés par des arcades qui font un large passage abrité donnant accès aux salles de classe. Nous sommes un millier d'élèves dans ce bahut, de la Sixième à la Terminale.






Les cours ont lieu du lundi 8 heures au samedi matin 12 heures, avec  l'interruption de la journée du jeudi consacrée, pour ma part, aux devoirs de classe et à la leçon de piano le matin. L'après-midi, si j'ai terminé les devoirs, j'ai le droit d'aller jouer avec les copains ou d'aller au cinéma du patronage de la Vigilante. Au total, nous avons 24 heures de cours magistraux, 1 heure d'étude et 4 heures de sport, soit 29 heures de présence par semaine.

Derrière le mur d'enceinte côté terrain de sport, on entre dans le dédale arbustif du parc de l'ancien château de Marracq. De sa splendeur passée, il ne reste que deux pans de mur envahis par la végétation. Construit en 1720 par la reine douairière d'Espagne, veuve de Charles II, il fut propriété des évêques de Bayonne.



Après que la révolution l'a eu déclaré bien national, Napoléon 1er l'acquit en 1808 pour ses séjours à Bayonne avec Joséphine. C'est en ce château qu'eut lieu la fameuse entrevue de Bayonne qui permit à Napoléon de placer son frère Joseph Bonaparte sur le trône d'Espagne, faisant de Charles IV et de son fils Ferdinand VII les dindons d'une farce que Talleyrand qualifiera de "tromperie et de tricherie".
C'est dans ce parc abandonné que se règlent les comptes entre élèves.

Les fêtes de Bayonne

La place Saint-André est aménagée pour les courses de vaches. Du sable a été répandu sur le goudron, les barrières délimitent l'arène, les travées sont installées. J'y ai pris place avec mon père.
Un groupe de jeunes s'est rassemblé en file derrière le plus costaud qui tient un gros sac en jute bourré de son.


source : Philippe de la Côte basque


Agrippé à la barre en bois traversante, son but est d'encaisser la charge de la vache, soutenu par les copains. Au programme : coups
de corne, tumades, piétinements, sauts de barrière, déchirures vestimentaires.
Dans les rues, des jeunes gens dansent le fandango.

Mon premier boulot

Le patron du garage Nivadour, que mon père connaît, accepte de me prendre pendant le mois de juillet comme apprenti. Quatre semaines
à raison de quarante heures de travail, voilà qui me confronte avec le dur univers des ouvriers et des manœuvres.



L'aire de mécanique et d'entretien se situe en rez-de-dalle, avec la fosse du pont, la préparation des véhicules neufs arrivés par train à la gare et acheminés sur des plateaux, le magasin de pièces détachées, l'atelier démonte-pneus et le remisage.

A côté du garage se trouve la poste centrale de Bayonne où ma mère a été affectée à notre retour du Sahara.
Quant aux Dames de France, où mon père travaille, ce grand magasin se trouve deux rues derrière.

Cette expérience vaut tous les discours sur la réussite scolaire. Et je réalise qu'avoir le même horizon de travail, exécuter les mêmes tâches de manière répétitive pendant toute une vie n'est pas ce que je veux faire.


retour à l'épisode précédent : épisode 6  Marylaur, c'est ma maison natale

à suivre, épisode 8 :  les années préalables



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