épisode 30 : Nigeria - les Grands projets

Matin pluvieux de février 2004 : j'atterris à Port Harcourt, capitale de l'Etat de Rivers situé dans
le delta du Niger. Après les formalités sanitaires (fièvre jaune, hépatites A et B, méningites à méningocoques A et B, typhoïde), policières (hébergement garanti et moyens de subsistance) et douanières (visa, produits interdits, médica-ments réglementés) et mes valises récupérées, je monte dans l'un des bus de la filiale en fonction du manifeste de transport. Une fois tous les passagers attendus installés, deux mopols armés (gardiens de sécurité) s'installent, l'un à l'arrière, l'autre à l'avant du bus. Deux pick-up avec gardes et système radio encadrent le convoi pour franchir la distance qui nous sépare du "Village".

A travers la condensation perlante de la vitre et la pluie battante, je distingue un amas de silhouettes de véhicules, de motos-taxis, de piétons essayant d'éviter les trous d'eau, les projections de boue, les obstacles déplacés sur la chaussée par les ravinements. Aux carrefours et intersections, le gain de centimètres prend plusieurs minutes dans l'imbrication des carrosseries : bienvenue au Nigeria, le pays des "go-slow" ou embouteillages chroniques et survoltés.

Le "village"

Chacun se veut prioritaire, les altercations véhémentes se font en  pidgin local, anglais mâtiné de créole yoruba et igbo pratiqué dans cette région du sud-ouest. Depuis la fenêtre du bus, j'ai le temps de constater l'état de la voirie, un véritable bourbier
dont les projections jaillissent sur les vitres. Les bâtiments semblent onduler sous les bourrasques. J'ai l'impression que tout est "boue" et que les bâtiments peinent à exister entre terre et ciel. Notre pick-up actionne la sirène, les mopols du command-car descendent et manient leur matraque pour dissuader ou persuader... Nous mettons pratiquement deux heures pour atteindre enfin la voie en cul-de-sac au bout de laquelle se trouve le camp.
Le véhicule de garde se range sur le côté tandis que le chauffeur du bus envoie deux coups de klaxon. La première porte en fer s'ouvre, nous entrons au pas, elle se referme derrière nous. Je distingue les hauts murs hérissés de fil de fer barbelé et un mirador sur la droite. Nos deux gardes d'intérieur descendent, "by-by" collectif, la deuxième porte en fer s'ouvre... et nous accédons au "village". Virage à gauche, arrêt sur l'aire de stationnement, débarquement devant la guest-house. Le chef de la sûreté nous dirige vers une salle à l'étage pour entendre les consignes. Elles sont plus draconiennes que celles que nous appliquions en Angola : chauffeur imposé pour aller au bureau, circuit à respecter, liaison permanente avec le poste de sécurité par talky-walky, itinéraires de délestage en fonction de la densité de la circulation, pas de sortie nocturne en véhicule privé. En fin de semaine, tout déplacement dans l'Etat du Rivers ou dans un Etat périphérique est soumis à déclaration préalable, à autorisation selon les événements et au dépôt de la feuille de route.
Les hauts murs gris et le chemin de ronde parcouru par les gardes et les maîtres-chien me font l'effet d'être un futur détenu. Il est vrai que ce sera notre lot chaque fois que la communauté nigériane barrera l'entrée de l'impasse pour faire pression sur la Société en termes de revendica-tion d'avantages ou de préférences (contrats d'entretien, services divers, embauches).

Azumini river

Un mois après mon arrivée, je suis convié par des résidents à un déplacement dominical dans l'Etat voisin d'Abia. La destination est le fleuve Azumini, appelé "le fleuve bleu" eu égard à la transparence de ses eaux. Cette virée relève de l'expédition : deux bus remplis de familles joyeuses pour aller s'aérer en dehors du camp et de la ville. Au fur et à mesure que nous progressons dans l'Etat, l'asphalte se fait plus rare. Nous nous arrêtons au bout de la piste en latérite. Là, après quelques palabres sur le prix de la traversée, nous grimpons dans deux pirogues. Et c'est la coulée sur l'onde sous les mouvements souples et synchronisés des pagayeurs.
Je vois très nettement les cailloux colorés posés sur le fond et
les trajectoires ombrées des poissons. Les grands feuillus sont mouvementés par les déplacements furtifs des ombrettes, des malcohas, des aigrettes. Les gamins sont surexcités car nous allons descendre un bras de rivière dans de grosses chambres à air. Depuis mes prises de vagues à l'océan avec un matelas pneumatique (ça remonte à mon adolescence), je ne m'étais plus adonné à ce genre d'acrobatie. Très vite après la mise à l'eau, le courant, d'abord direct puis tourbillonnant, me fait voir tour à tour la berge et l'horizon. Il crée des aspirations qui me projettent vers les palétuviers. Que j'évite péniblement en tractant sur mes bras. Ce n'est pas de la navigation, c'est un jeu d'accélérations et de boudins tamponneurs dont les gosses raffolent. Subitement, le flot s'apaise. Plus de cris, plus de rires, que le glissement en douceur sur l'onde cristalline. J'échoue sur la berge où, déjà, les jeunes ont tiré leur bouée. L'odeur du brasero éveille un appétit sublimé par le gymkhana. Dans cette anse sablonneuse encerclée par une végétation dense uniquement troublée par l'agitation contenue d'une faune invisible, nous sommes à mille lieues de la civilisation... enfin, ce qui en tient lieu. Car au retour, très vite après avoir parcouru la piste en latérite, nous retombons dans l'embouteillage habituel.

Les Grands projets

Les permis que le Groupe a obtenus recèlent un énorme potentiel pratiquement équivalent au gisement "éléphant" de Girassol découvert en Angola. Ces prospects offshore ont pour noms Ofon, Amenam-Kpono, Akpo, Usan-Ukot et leurs dates programmées de mise en production sont 2003 pour les deux premiers, 2009 pour le troisième, 2011 pour le quatrième.
Sur la carte, ces permis sont identifiés par les noms de code suivants : OML 102 (Ofon) - OML 99 (Amenam-Kpono) - OML 130 (Akpo) - OML 138 (Usan-Ukot). Figurent également les champs d'Odudu et Edikan (OML 100) et, à terre, celui d'Obagi (OML 58) ainsi que l'usine de liquéfaction de Bonny LNG. Les zones identifiées OPL sont à l'étape de prospection.



Mon travail consiste à faire en sorte que ces délais soient tenus sous peine de coûts supplémentaires exorbitants. Donc à gréer ces projets en personnel nigérian formé aux techniques pétrolières (géologie, géophysique, réservoir, forage, exploitation, travaux), financières (trésorerie, contrôle de gestion), juridiques (législation pétrolière, contrats de partage de production), environnement (torchage, réhabi-litation des sols). Le Groupe s'est engagé à embaucher d'une part, à perfectionner d'autre part les ressources humaines locales, d'où ma présence requise en urgence suite à l'indisponibilité définitive de l'ingénieur préalablement choisi. Il s'agit de passer d'un effectif de 1 000 employés à 1 500 à l'échéance 2007.












Parallèlement, il convient d'entretenir les relations avec les diverses communautés côtières des Etats de Rivers et d'Akwa-Ibom par les aides dans les domaines de la pêche et de la culture des sols et la mise en place, en collaboration avec une ONG locale, de micro-crédits en faveur des chefs traditionnels mais aussi de membres des villages. L'exercice requiert un certain doigté pour faire admettre au chef tribal qu'une personne sur laquelle il a tous les droits puisse être traitée comme son égal.
Pendant ce temps, la filiale Elf Petroleum Nigeria Ltd commandite la construction du FSO (floating storage and offlanding - unité flottante de stockage et de déchargement) d'Akpo en Corée du Sud. Ce type de navire reçoit les hydro-carbures émanant des plateformes de production, procède au travail de séparation des effluents - huile, gaz, eau -, stocke et distribue la production aux tankers qui viennent charger à la bouée. L'installation sous-marine comprendra 22 puits de production d'huile et de gaz, 2 puits d'injection d'eau et 2 puits d'injection de gaz

Après quatre mois d'intense activité - et une position très inconfortable dans deux mètres-carrés du bureau d'un collègue dans l'espace compris entre la porte et l'angle des deux murs - , je dresse le Maître Plan qui doit constituer l'architecture des Grands Projets. Je mesure les périodes de chevauchement qui vont mobiliser des compétences en double ou en triple et dont la concomitance complique les mises à disposition, chaque "actif" faisant valoir ses priorités. Pour soutenir les arbitrages, je positionne un indice de fiabilité qui va de dix pour le projet le plus avancé ou le plus proche à un pour le moins mûr ou le plus lointain, sachant que plusieurs paramètres à occurrences variables sont à considérer : tranches de réalisation, concentration des campagnes de recrutement et concomitance des formations, ajustement des mises à niveau du personnel ancien versus les contraintes opérationnelles, sélection des organismes et des méthodes de formation.

L'installation

J'ai fait approuver le choix de mon chauffeur par la Sûreté, il est bon pour le service village-bureau sur semaine sachant que les jours de repos hebdoma-daires sont le samedi et le dimanche malgré la religion majoritairement musulmane.
Pour le choix du véhicule, j'ai pris un 4x4 essentiel au regard de l'état des routes et de l'intensité des intempéries. Le chauffeur connaît très bien les itinéraires et il sait se mouvoir dans les go-slows. Quand le soir nous rentrons au village, les liaisons par talkie-walkie entre véhicules permettent de savoir par où il est possible de se dévier pour éviter les plus gros bouchons. Ainsi, j'apprends à connaître les endroits stratégiques : carrefour des poubelles, carrefour des voleurs, route des chiffonniers, route des ferronniers. Ce qui est étonnant, c'est l'exposition permanente en bord de route et à ciel ouvert de portails en fer forgé, de clôtures, de portes d'entrée blindées, de fenêtres, de meubles, de canapés et de fauteuils, de chambres complètes, de sanitaires, de lavabos, de baignoires, de cuisinières, de réfrigérateurs...  

Carrefour des poubelles















Tout se vend, s'achète ou se vole. Quelquefois, c'est la famille qui est installée et qui quémande une attention. 


Je vais enfin pouvoir quitter ma chambre de la guest, où j'ai logé pendant six mois, pour intégrer l'un des deux nouveaux bâtiments, ex "boys quarters" réhabilités et destinés aux célibataires et couples sans enfant expatrié. Ils se situent à droite en entrant, en bout de camp, à l'opposé du restaurant, de l'école et du centre de loisirs. Ce dernier comprend un grand gymnase dont les dimensions, tant en longueur qu'en hauteur, m'ont fait penser à un futur aménagement particulier. J'ai pu retarder au maximum l'envoi de nos affaires expédiées depuis Port-Gentil et c'est avec plaisir que je procède à l'emménagement. Du moins pour le nécessaire car j'évolue encore dans les odeurs de térébenthine et la poussière de plâtre. Aussi je stocke les malles dont la répartition du contenu relèvera de la responsabilité de mon épouse à son arrivée.
Notre logement de trouve au rez-de-chaussée de l'immeuble A (l'autre étant sans surprise dénommé B), partie droite sur la photo ci-contre. Nous bénéfi-cions de trois grandes fenêtres rectangulaires. En revanche, côté cuisine et chambre, les ouvertures réduites et munies d'énormes barreaux donnent sur le mur d'enceinte et le chemin de ronde (photo ci-dessous).


Passent également les égouts colonisés par les crapauds-buffles qui nous offrent, dès quatre heures du matin, leurs croassements sonores et réguliers. Nous nous sommes toujours demandés comment de si petits corps pouvaient envoyer de tels décibels.


Au mois de novembre, les deux immeubles sont totalement occupés. Les dénominations A et B étant ordinaires et réductrices, nous décidons de trouver deux noms locaux à partir des deux initiales. Le résultat de la consultation des occupants donne Azumini et Benue (prononcer Bénoué), deux fleuves importants du pays. 




Et le 27 novembre, c'est l'inauguration officielle avec coupure de ruban et cocktail dînatoire offert à toutes les familles du village.


















retour à l'épisode précédent :  Gabon - tout ce que vous n'avez pas vu dans les épisodes précédents

à suivre épisode 31 :
Nigeria - le partage des cultures



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