épisode 27 : Gabon - une histoire de Port-Gentil

Les dénominations des quartiers de Port-Gentil sont issues de l'imagerie populaire souvent influencée par la présence de figures locales dont le caractère, la réputation, l'ascendant ont contribué à leur personnalisation. Il en va de même lorsqu'un lieu se développe sous les effets de la compénétration de nouveaux venus attirés par son potentiel d'affaires. Autant les noms des rues, boulevards et places sont devenus le fait de décisions administratives, autant les zones d'habitation déjà baptisées par la vox populi ont résisté aux tentatives d'officialisation ultérieures. Nous allons nous déplacer dans sept sites dont j'ai recueilli l'histoire orale auprès des natifs. Puis je vous parlerai du Port-Gentil d'autrefois. 

Le marché du Grand Village

Lorsque nous arrivons, ce marché est déjà le plus important du chef-lieu de la province de l'Ogooué maritime. Il est installé à cheval sur les 2e et 3e arrondissements. Son histoire débute dans les années 40 lorsque Félix Eboué, gouverneur général de l'Afrique équatoriale française, envoie le capitaine sénégalais Fal établir un centre culturel sur cette plaine de Port-Gentil.
[Note historique : Félix Eboué, qui réside au même moment à Brazzaville, fait de l'AEF une plaque tournante dans la stratégie militaire de De Gaulle pour bâtir les premières forces armées de la France libre dont les généraux sont Koenig et Leclerc].

Ce centre devient immédiatement le lieu de rencontre privilégié des port-gentillais pour tous les événements politiques, festifs et culturels. Profitant de ces fréquentations actives, les mamas s'installent alors pour vendre manioc, taro, noix de nyemboué, épice pèbè, poissons fumés ou grillés, arachides, vin de palme. C'est le marché de la Plaine.
Désirant profiter aussi de cette manne, des Béninois, des Sénégalais, des Congolais et des Haoussas, venus de la province du Woleu-Ntem au nord, établissent leurs cases. L'afflux de population transforme ce lieu en véritable village et le marché de la Plaine devient le marché du Grand Village.

Le carrefour des Trois métisses

Restons dans le 3e arrondissement, à la jonction des voies qui mènent respectivement au Château d'eau,
au Printemps et à Boule noire : le carrefour des Trois métisses. Ces trois sœurs, nées du métissage colonial, tiennent chacune une buvette à chaque embranchement du croisement alors dénommé carrefour de la Mosquée.
Elles se prénomment Philomène, Edwige et Anna, et sont très appréciées pour leur douceur et leur gentillesse. Ces trois institutions drainent une clientèle cosmopolite et un des habitués, peut-être rendu perspicace par la fréquentation assidue et successive des trois bars, se serait exclamé : " Il n'y a que des métisses à ce carrefour... c'est le carrefour des trois métisses !". Cette évidence apparue dans cette réflexion de comptoir a en quelque sorte conforté la signification de ce qu'est un carrefour : le croisement de personnes issues d'origines différentes qui vivent en bonne intelligence. Le nom est adopté illico par les autochtones. La continuité a été assurée un temps par leurs filles uniques et métisses de chacune d'elles.

Le marché Moukala

Déportons-nous maintenant dans le 4e arrondissement, face à l'école Roger Buttin. Au début des années 80, un marché informel est créé par quelques riverains qui vendent leurs produits maraîchers. Loge dans le quartier Paul Moukala, employé en 1947 à la Société des Pétroles de l'Afrique équatoriale française (Spaef) [Celle-ci devient la Spafe en 1960 - Société des Pétroles d'Afrique équatoriale - suite à l'accession du Gabon à l'indépendance, puis Elf-Spafe et enfin Elf Gabon en 1973].


Ce monsieur Moukala est "chargé de recrutement", fonction qui confère à son titulaire un pouvoir discrétionnaire mais qu'il saura mettre au service de la société par sa capacité à convaincre les villageois d'exercer le métier de foreur dans la brousse. Cette aptitude à la palabre le conduit à devenir ensuite responsable de la Cité Roger Buttin, c'est-à-dire chargé de l'attribution des logements aux employés, de la distribution des rations alimentaires, du fonctionnement administratif et logistique. Sa zone d'influence comprend également un dispensaire, une maternité et une école. C'est dire si son statut privilégié fait de Paul Moukala une personnalité et lui permet d'intégrer le cercle des notables de Port-Gentil. Sa maison se situant face au marché, et y ayant fait souche, c'est tout naturellement et par la voix de l'allégeance popu-laire que son patronyme sera attaché audit marché. 

Deux quartiers typiques : Rombintsotzo (ou Robinjoso) et Sud

Rombintsotzo, qui se traduit par "enlève tes chaussures", interpelle de suite le promeneur qui vient rendre visite à un habitant du quartier. Car il faut avoir un motif impérieux ou attractif pour s'aven-turer dans cette zone sans cesse sous les eaux et la boue. Les habitants portent aux pieds les traditionnelles "deux doigts" ou "sans confiance" pour évoluer dans le quartier.


Ce qui s'appelle aujourd'hui le quartier Sud du fait de son emplacement géographique a longtemps été une zone aux conditions de vie précaires. Ni route, même pas de la latérite, ni électricité et des passerelles en bois jetées en travers voies de communication crevassées remplies d'eau stagnante. D'abord appelé quartier Gouvi, du nom du propriétaire, lui-même installé, de nombreux terrains qui seront vendus au fur et à mesure de la demande croissante, l'inexistence d'infrastructures et la pauvreté des lieux ont fait que le deuxième nom donné fut celui de "Caché corps" tant les habitants avaient honte de dire où ils logeaient.

Carrefour Ngady

Avant que ce coin de forêt initial ne devienne le 1er arrondissement, sa situation au nord de la ville ne le destinait pas à devenir une zone habitée. Et pourtant un pêcheur taciturne et très indépendant y construit sa case.
Il s'appelle Ngady, ce qui signifie "tonnerre" en langage Pouvy et semble coller parfaitement à son caractère. Il ne supporte pas le bruit et l'agitation,
il interdit le passage devant sa maison aux gens
qui se rendent au petit marché derrière. L'endroit
est nommé "Les Matitis" eu égard à sa végétation.
Il donne accès à quatre voies qui le relient à Canal évasion, Masuku, Camp Sahara, les Trois filaos jusqu'au marché Balise. Très vite, les locaux pren-nent l'habitude de dire "je vais du côte de chez Ngady" dont l'effigie (culte de la personnalité ? hommage ?) est implantée au carrefour... qui finit par prendre cette dénomination usuelle.




En 1990, toutes les routes qui y mènent sont goudronnées. Le marché attenant prend de l'essor et se modernise : mini supermarché, relais-téléphone, cyber-café attirent les clients. Mais sa réputation réside surtout dans la qualité du manioc qui y est vendu (ci-contre étalage de bâtons de manioc).




La Balise

Le quartier de La Balise est situé au nord de Grand Village et du quartier Chic, et mitoyen du petit marché de Ngady. L'implantation des cases s'est faite de manière aussi anarchique qu'empirique par les occupants issus de l'intérieur du pays et désireux de trouver du travail. S'y regroupent une majorité de Bandjabi, originaires de l'Ogooué-Lolo, et de Bambara venus du Haut-Ogooué. Lorsque je me suis trouvé à Balise 2, j'ai entendu : "Port-Gentil nourrit le Gabon mais le Gabon ne nourrit pas Port-Gentil". Alors même que la "ville ouvrière", ainsi que la qualifiait le président Omar Bongo quand il stigmatisait cette ville d'opposition, alimente le budget du pays à hauteur de 47 %, la main d'oeuvre port-gentillaise ne représente que 7 % des postes de travail sur le marché national de l'emploi.

Port-Gentil d'hier 

Ce sont les Portugais - auxquels le Gabon doit son nom tiré de gabao qui donnera en français le caban des marins - qui baptisent le Cap Lopez en hommage au navigateur Lopo Gonçalves (1475). La France entre en possession de la région de Cap Lopez en 1862 par un premier traité puis de l'île Mandji par le deuxième traité signé avec le roi N'Tchengué (1873). L'île est alors occupée par les Adjumba, les Orungu, les Mpongwe et les Pahoin (Fang) en pleine expansion sur le territoire.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, elle est le domaine des pêcheurs et des navires qui font relâche pour se réapprovisionner en eau douce et en viande de bœuf sauvage pour laquelle cette zone côtière est réputée. Mais c'est avec les implantations du bureau des Douanes et du bureau de Poste que va se révéler la ville. Cap Lopez ne désignant que la pointe nord, la ville est dénommée Ourungou puis, comme elle s'étend sur l'île Mandji, elle en prend le patronyme ; enfin en 1915 il est décidé d'honorer le commissaire général Emile Gentil, décédé un an avant, en la baptisant définitivement Port-Gentil. Viennent ensuite le bâtiment du Trésor et l'hôpital.


Nota : les photos anciennes sont tirées de l'ouvrage "Facettes d'histoire du Gabon" - 1993

J'ai évoqué plus haut le quartier Sud. En voici un cliché de 1920 (ci-dessous) montrant la route faite en ciment qui coupe la ville en deux.


La compagnie Les Chargeurs réunis développe le trafic maritime avec la métropole tandis que de nombreuses factoreries s'établissent jusqu'à la pointe Akosso : la puissante Société commerciale, industrielle et agricole du haut-Ogooué (SHO), Broët, Rousselot, Personnaz et Gardin...


Des bâtiments emblématiques sont construits : le Comptoir africain, la Banque de l'Afrique occiden-tale ainsi que le Café du Wharf (ci-contre) que j'ai fréquenté en compagnie d'une de mes collègues et ami gabonais. Nous nous y rendions sur le coup de midi, j'entrais le premier en commandant d'une voix forte depuis le seuil "un p'tit noir !", ce à quoi mon ami faisait écho avec "et un grand blanc !". Cela mettait en joie les habitués du zinc et amorçait inévitablement des blagues qui aujourd'hui nous vaudraient une condamnation immédiate... et pour mon ami gabonais la mise en place d'une cellule psychologique.

Les liaisons deviennent aériennes avec l'atterrissage du premier avion en 1927 puis, dix ans plus tard, avec l'escale régulière par hydravion sur la ligne Dakar-Pointe Noire, qui améliorent les délais d'approvisionnement. 

Ce sont les prémices de la future aventure aéronautique de Jean-Claude Brouillet dont la ténacité, l'entregent et un sacré tempérament aboutissent à la création des rotations aériennes avec les forestiers, certains villages et des endroits où il est improbable qu'une avion puisse atterrir. Lui le réalise en faisant, par exemple, araser une colline en pleine brousse. S'il ne peut pas, il vole en radada pour larguer les sacs postaux et les colis. Il fonde la compagnie Transgabon et obtient de Léon M'ba la concession de la liaison intérieure Libreville-Port-Gentil.

La cathédrale Saint-Louis

On la doit à Monseigneur Tardy, arrivé au Gabon en 1909 comme simple prêtre, et qui devient évêque de Port-Gentil en 1926 - après avoir affronté les vicissitudes de la première guerre mondiale comme aumônier - tant sa personnalité et ses qualités avaient fait antérieurement l'unanimité. L'ère de prospérité forestière aidant, la mission engage les travaux qui durent pendant pratiquement dix ans. Mon épouse la décrit ainsi dans une lettre à nos familles :
"Elle est très longue et haute, avec des vitraux colorés très simples, genre pavé de verre. Pas de scènes religieuses, pas de rosace, tout juste des fenêtres en ogive. Les gargouilles ont ici des têtes de phacochère, de crocodile, d’éléphant, rien à voir avec notre bestiaire fantastique de griffons, chimères, sciapodes et autres cynocéphales, et il n'y a pas non plus de représentation sculptée du bâtisseur, du commanditaire ou du mécène comme l’on voit sur nos cathédrales".



Par ailleurs, nous avons aimé les scènes des offrandes en procession : "Et puis il y a eu le défilé des offrandes pour les nécessiteux de la paroisse. Des jeunes filles ont remonté l'esplanade jusqu'à l'autel en portant sur leur tête des bassines contenant des sacs de riz, des paquets de sucre, des arachides, des bâtons de manioc, des bouteilles d'huile, des boîtes de sel, des fagotins de bougies, des pains de savon, des rouleaux de papier hygiénique. Dépôt au pied de l'autel et bénédiction par Monseigneur l'évêque".



Le phare du Cap Lopez

Implanté à la pointe du Cap Lopez, ce phare est sorti des ateliers de Gustave Eiffel en 1911. Il est bâti en plaques d'acier rivetées avec un sommet en cuivre. Il a remplacé deux anciens phares construits par
de Chavanne - ancien secrétaire de Savorgnan de Brazza et lieute-nant-gouverneur du Gabon - dont les navigateurs ne voyaient la lueur qu'au tout dernier moment. Sur le côté gauche de la photo, on peut distinguer le café - restaurant du Phare qui a disparu.
Le phare est en ruine, rouillé, la porte est dégondée, le soubassement avancé n'en finir pas de se disloquer sous les assauts répétés de la houle. L'île Mandji est une vaste plaine d'accumulations sédimen-taires dotée d'incurvations sableuses et dépourvue de drainage.


Afin de limiter les effets de l'érosion et le risque de submersion marine sur les 14 km de côté menacées, un mur en béton latérite a été érigé sur la portion de plage qui jouxte le terminal pétrolier. Et de larges rangées d'épis côtier en géotextile remplis de sable sont disposés en amont. Sauf que ces lignes subissent des mouvements en profondeur qui les remuent et les fragilisent.

La zone côtière et le village des pêcheurs

Cette zone côtière a longtemps été le lieu de rassemblement des esclaves vendus aux Orungu par les Eshira de Setté Cama et les Nkomi du Fernan Vaz. Ils étaient échangés contre du sel et du raphia, puis de la poudre à fusil et du caoutchouc. Le trafic se faisait essentiellement avec les Portugais qui fournissent leur colonie brésilienne et Cuba ainsi que les planteurs de Sao Tomé et du Prince. Ces pratiques ne prennent fin dans cette colonie française que bien après le décret d'abolition de l'esclavage (qui est en fait le deuxième) promulgué le 27 avril 1848 sous la IIe République. La raison ? Pour les ethnies qui en vivaient, la traite était un négoce rapide et rémunérateur, et la remplacer par la culture des palmiers, et son commerce attaché de l'huile de palme, ou celle de l'arachide, du café et du cacao avaient à leurs yeux l'inconvénient de la durée du retour sur investissement.

Témoignage de Paul Du Chaillu (in La traite des esclaves au Gabon du 17e au 19e siècle, par N. Picard-Tortorici & M. François - coll. Les études du Ceped n° 6, Paris 1993) :
La zone fut, dans la deuxième décennie du XXe siècle, le territoire de la chasse à la baleine pratiquée par les Norvégiens. Ceux-ci avaient monté une industrie de dépeçage et d'exploitation pour commercialiser chair, graisse et fanons. L'appellation du "lac des Baleiniers" en atteste même si l'étendue d'eau a disparu.


Une fois le phare dépassé, l'on se dirige vers le village des pêcheurs. Il a été fondé par des Togolais vers les années 1950. S'il pêche dans la mangrove, le Gabonais ne s'aventure pas en haute mer. D'où ce créneau que se sont approprié les nouveaux venus dont la population s'accroît régulièrement.


Avant de déguster les poissons tout fraîchement ramenés
dans les filets, prélude apéritif entre amis.











retour à l'épisode précédent :  Gabon - l'impulsion

à suivre épisode 28 :
Gabon - la tournée du chœur Oldarra et autres événements



Vous pouvez accéder à la vie du livre et aux présentations en librairie, dans les salons du livre et les médiathèques ou lors de signatures privées en cliquant sur le lien ou le bandeau : 

Commentaires