Algérie-Sahara : les lettres retrouvées [2]

Eaux forte sur cuivre - Jacques Houplin


"Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1956, l'eau a jailli. Le forage, entrepris depuis le mois d'avril, a atteint la cote de -1 350 mètres. Six mois d'intense labeur, déduction faite des deux mois de très forte chaleur, pour que le puits produise enfin de l'eau". Une eau fortement espérée pour alimenter l'immense palmeraie et qui va fournir un excellent débit.












Au débouché de chaque canalisation, 
l'eau se déverse dans un bassin en passant au travers
d'une plaque percée de trous. Elle arrive ensuite dans le dispositif de répartition appelé peigne
(photo ci-contre - au 1er plan) et est distribuée dans la palmeraie par plusieurs canalisations
ou seguias.
L'inauguration officielle du puits Albien (eau chaude)  a lieu le mercredi 5 décembre en présence des personnalités accréditées et représentatives de la wilaya de Ouargla. Cela se passe devant la cloche de retenue des eaux.


"Nous avons assisté mercredi dernier à l'inauguration du puits de l'Albien, dont je vous ai déjà parlé. Le nouveau général (un Alsacien, le nom m'échappe encore) en compagnie du représentant des notables musulmans de Ouargla, a coupé le ruban et ouvert définitivement les vannes qui laissent s'écouler l'eau
à travers les terres de la palmeraie avec un débit de 200 l/seconde".


"Le général, après avoir salué à la ronde toujours sous les accents vibrants de "Tiens, voilà du boudin" morceau de prédilection de la légion, et après force salamalecs, à la tribu Ouargli, s'assied..."

Une fois que le Bachagha, haut dignitaire de la tribu Ouargli, s'est exprimé, les arabes présents ont l'autorisation de se mettre "dans la nappe d'eau chaude afin de recevoir d'Allah la purification de l'âme et du corps et c'est la dislocation".

"Ainsi donc, c'est une preuve tangible des efforts faits par la France pour le bien de cette humanité qui d'un côté veut bien reconnaître ces bienfaits pour en profiter mais de l'autre voudrait bien - c'est dans chacune de leurs prières - nous chasser de l'endroit où tant de travaux entrepris par notre pays leur auront permis de vivre ! et surtout en paix."

La vie quotidienne

Le développement des moyens hydrauliques et le succès des forages de pétrole d'Hassi-Messaoud font dire à mon grand-père que cette région du Sahara sera bientôt un eldorado pour les gens qui voudront sacrifier leurs confortables habitudes et leur façon de vivre et 

"reconnaître son intérêt dans cette entreprise magnifique qu'est la prospection du pétrole dans une région pas si éloignée que ça tout de même de la métropole, région qui dans un temps assez rapproché s'épanouira, se modernisera et offrira alors des débouchés splendides et rémunérateurs à tous ceux qui auront l'audace ou le courage d'affronter les premiers les quelques difficultés jalonnées sur le chemin de cette aventure". 

Les échanges de courrier avec Marylaur (la maison natale à Bayonne) font que Pépé est tenu au courant du comportement de son club de l'Aviron bayonnais dans le championnat de France de rugby à XV.
[En cette saison 1956-1957, l'AB se trouve dans la poule B avec comme principal rival géographique l'US Dax. L'Aviron se qualifiera pour les 1/16e de finale et sera défait en 1/4 par le Racing club de France]. "Très heureux d'apprendre le nouveau succès de l'Aviron. La remontée se fait donc régulière et l'on peut espérer une bonne saison de leur part"


Voici l'équipe-type de la saison :
source : Un siècle de rugby - Bayonne (M. Castiella)

Je découvre que deux principaux sujets reviennent régulièrement dans la correspondance :  le courrier et l'approvisionnement.
Pour le courrier, il faut dire que les aléas des conditions atmosphériques aériennes et des pannes d'autobus sur le trajet Touggourt-Ouargla modifient profondément les horaires du tri qui peut commencer après 20 heures et se prolonger jusque très tard dans la nuit.
Il s'agit ensuite du délai d'acheminement des lettres et paquets depuis Bayonne dont la régularité et la ponctualité aléatoires agacent mon grand-père, et le nombre croissant de lettres et paquets reçus au bureau de poste : 


"Le record des records de réception des sacs postaux vient d'être battu. Mercredi soir le total était de 65 sacs (49 sacs de colis et 16 de correspondance)". A raison d'une moyenne de quinze colis par sac, cela fait 975 colis à trier et à distribuer. L'attente au guichet est tellement longue que ce sont les boys qui patientent jusqu'à deux heures d'affilée pour le compte de leurs employeurs.
Après que ma mère a satisfait à l'inspection d'un cadre de la
métropole venu s'assurer qu'elle s'acquittait correctement de ses tâches en tant que Receveur par intérim (la suppléance durera encore deux ans), et constatant
que l'administration française n'avait aucune renfort
à lui attribuer (pas de volontaire), elle apprend avec soulagement que l'armée va installer une annexe
militaire avec un vaguemestre à demeure.

Ma mère me laisse coller le timbre qui célèbre le cinquantième anniversaire de la création des Compagnies sahariennes sur les enveloppes que Pépé envoie à Bayonne.






Et mon père me dit qu'il me donnera sa propre médaille du cinquantenaire quand je rentrerai au lycée. Pour moi, c'est très loin.
Il tiendra parole et il m'en fera cadeau le jour de mes onze ans avec la croix du sud qu'il portait toujours en médaillon.








Pour l'approvisionnement en provenance de Marylaur, ce sont surtout des équipements et accessoires introuvables sur place et quelques médicaments pour soigner Pépé. Pêle-mêle : ampoules électriques, piles, gants, crochets, tubes de peinture, cachets sans nom, pommades. Et bien sûr les journaux Sud-Ouest, l'Equipe, Midi olympique, Paris Match, le Hérisson, la Vie du rail. Cependant, Petit-Pierre (c'est comme ça que Pépé appelle son fils que nous, nous appelons tonton Peio) et tatie Paulette agrémentent les envois en nous faisant parvenir du jambon de Bayonne, du fromage, du chocolat et autres douceurs.

Quelques événements marquent la fin de l'année 1956. La circulation sur les toutes et pistes est dange-reuse et les conducteurs n'ont pas tous sacrifié à l'examen du permis de conduire. Ainsi le décès du révérend père Jardon :
"Tant que je suis sur le sujet de la circulation, je signale à marraine que le R.P. Jardon qu'elle semblait connaître de Mt-de-Marsan et dont je vous avais fait lire une étude des mœurs Ouargli, qui était revenu
à Ouargla à peine depuis 1 mois, vient de se faire bêtement tuer par un camion alors qu'il roulait à mobylette devant l'aérodrome".

Joyeux Noël

En parlant d'aérodrome : mes parents ont fait la connaissance du couple Vella. Lui est le nouveau commandant de l'aérodrome de Ouargla, d'origine maltaise, et sa femme avait rencontré ma mère lors de l'inauguration du puits Albien. Ils étaient auparavant à Philippeville lorsque des commandos fellaghas ont mené des opérations sanglantes.

"Le dimanche soir avant Noël, nous avions à notre table deux invités, mari et femme mariés de l'année dernière, lui étant venu à Ouargla comme chef de l'aérodrome civil en remplacement de celui, si vous vous en souvenez, qui avait tué un soldat musulman avec l'Aronde du Lt Royer - Elle, très sympa, s'étant fait connaître lors de la réception du général pour l'inauguration du puits de l'Albien. Depuis Ninou ayant des relations constantes avec M. Vella (un Maltais), le chef de l'aérodrome, les visites se sont multipliées et nous sommes devenus familiers..."  
A notre table (de g. à d.) :  Mme Vella, ma mère, moi, Pépé, mon père

Comble du bonheur, M. Vella dépanne le poste TSF de la maison : "Le poste de TSF est tout d'un coup tombé en panne. Ce M. Vella ayant débuté à Air France comme dépanneur radio, et voulant rendre service (en retour de ceux rendus par Ninou), s'est offert pour le réparer..."




En tout cas, ils arrivent alors que la ville est en train de se développer par "une modernisation qui va la placer au tout premier plan des aérodromes d'Algérie".

(ci-contre : aérodrome de Ouargla - source site Ténes).




Je continue la lecture de cette lettre datée du 3 janvier 1957 : "Ce même dimanche avant Noël, No, sans aucun entraînement, a joué une partie de foot... dont le seul but des vétérans a été marqué par lui".

Il est touché au pied gauche qui enflera et dont le côté présente une plaie suppurante. Résultat : une mobilité largement réduite qui obligera mon père a se faire véhiculer jusqu'au bordj par la jeep de service pendant plusieurs jours.

Cliché pris avant le match : mon père joue ailier ou avant-centre. Je me souviens que ma mère disait toujours : "Ton père ne mange jamais de salade verte avant un match, ça lui coupe les jambes".
Bien après, et de retour en France, ma mère lui demandera à chaque fois s'il veut de la salade verte, à quoi mon père répondait inlassable-ment : "Je ne t'entends pas Ninou, tu sais bien que je suis sourd de cette oreille". Sauf que l'oreille changeait à chaque fois.

Pour décorer l'arbre de Noël, mon grand-père a confectionné un ruban de petites ampoules qu'il a peintes de différentes couleurs. Il paraît que je l'ai un peu aidé. Mais l'épisode qui rend fier mon entourage est celui de l'orange au goûter des écoles.

"Samedi dernier, à l'école distribution de friandises à tous les enfants. Vient à manquer une orange et une toute petite indigène en est privée...

... Sans hésitation Philou lui remit celle qu'il venait de toucher. Son geste, paraît-il c'est la directrice elle-même qui l'a dit à Ninou, a été spontané."

Cette année-là, le Père Noël m'a apporté une fête foraine avec des attractions et plein de petits personnages qui fait un bruit infernal, une grue mécanique dont je fais virevolter la flèche, des crayons de couleur et des cahiers de coloriage, des agates et... un pyjama.



source : wikipédia
Pendant ce temps, en France, c'est le rationnement de l'essence depuis la fin du mois de novembre. Il est interdit de circuler en dehors du département d'immatriculation. Motif : la crise du canal de Suez suite à la décision unilatérale du président égyptien Nasser de le nationaliser. Israël, la France et la Grande Bretagne investissent Port Saïd et prennent le contrôle du canal.
Mais les Etats-Unis, craignant un affrontement avec l'URSS qui soutiennent l'Egypte, imposent un cessez-le-feu et le repli des soldats franco-britanniques. C'est une humiliation et cette opération, gagnée militairement, est perdue sur le front diplo-matique et donnera un grand prestige à Nasser vis-à-vis des pays arabes et du Tiers monde. D'où l'arrêt de la livraison de pétrole à la France et à la Grande-Bretagne décrété par le raïs.

A partir du 17 janvier 1957, la fameuse boîte postale militaire est en service. Notre nouvelle adresse est : Saubadine Jean - adjudant - Etat-Major du Territoire des Oasis - secteur postal 87960 - A.F.N. Sont annoncés des avions militaires "Alger-Ouargla et retour" tous les jours ainsi qu'un camion militaire quotidien sur le trajet Touggourt-Ouargla dans les deux sens.

Echos de la bataille d'Alger

Elle a commencé le 7 janvier afin de faire cesser les attentats meurtriers de l'ALN qui ont fait des victimes dans les lieux publics très fréquentés, tuant indifféremment européens et algériens : café Milk Bar, stades d'Alger et d'El Biar.
Elle est menée par le général Massu à la tête de la 10e division parachutiste redéployée après l'affaire du canal de Suez.

source : L'Echo d'Alger

Dans ses lettres à destination de Marylaur (souci de ne pas affoler la famille et estimant que la presse relayait suffisamment les mauvaises nouvelles), mon grand-père ne fait état que de l'appel à la grève générale par le FLN le 28 janvier et des actions commises pour décourager les non-grévistes.
"Les différents sabotages successifs de la voie étroite Batna-Biskra et Biskra-Touggourt - moyens réalisés pour effrayer les employés hostiles à la grève - m'ont fait craindre une disparition du colis au cours des transbordements... [il] nous a été livré après 1 mois et 5 jours de voyage..."




Dans la lettre suivante, mon grand-père s'interroge sur "l'espoir de l'arrivée prochaine d'une petite cousine au yeux et cheveux noirs comme le désire Philou" eu égard au troisième mois de grossesse de tatie Paulette.
In fine, ce sera un garçon prénommé Alain.













retour à l'épisode précédent :  les lettres retrouvées [1]

à suivre : Les lettres retrouvées [3]




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