Algérie-Sahara : les lettres retrouvées [4]

De gros travaux ferroviaires et routiers sont accomplis en cette année 1957. "La transformation de la ligne de chemin de fer à voie étroite Biskra-Touggourt en voie normale est déjà commencée. L'hiver prochain, le trajet Constantine-Touggourt pourra s'effectuer d'une seule traite sans aucun changement. Seul le parcours Touggourt-Ouargla continuera par cars [...] Dans deux ans, si tous les travaux y compris d'amélioration des routes se poursuivent comme prévu, le Sahara sera devenu une des plus belles régions touristiques du monde !..."


L'émergence du progrès


Pour l'inauguration de la première ligne électrifiée d'Algérie le 24 mars 1957, la Poste met en circulation l'oblitération "Algérie-Bône". Les voitures CFA (Chemins de fer algériens) de voyageurs sont réalisées en acier inoxydable par l'entreprise Carel & Fouché. Elles sont en service sur la ligne Constantine (El Guerrah)-Biskra-Touggourt.

Néanmoins, mon grand-père reste attentif aux faits et gestes de la famille restée à Marylaur. Ainsi de sa réaction suite à la visite de tonton Peio et tatie Paulette au salon des Arts ménagers au Grand Palais à Paris au mois de mars : "Ce qu'ils nous racontent au sujet de la fameuse cuisine Général Motors, nous le connaissions déjà car certain soir Monte-Carlo, dans une retransmission en direct d'une visite effectuée par un de leurs reporters à ce stand, nous y a littéralement transportés et expliqué le fonctionnement de chaque appareil [...] de dire que cet ensemble d'automaticité électronique et autre valait une fortune et n'était pas encore accessible à la bourse du prolétaire".

Ce 27e salon avait pour thème Reconstruction et logement avec le slogan "Une politique sociale du logement grâce au concours financier de l'Etat".
source : site Les Arts décoratifs
Il est intéressant de constater que ce type de Salon est patronné par le Centre national de la Recherche scientifique et le ministère de l'Education. Ce salon est décrit comme "un vaste foyer d'éducation ménagère qui contribue grandement à la formation des esprits, du sens pratique et du goût".
La réaction de mon grand-père devant l'usage du terme anglais "shopping" montre déjà que la volonté d'introduire des termes anglo-saxons dans la langue française ne satisfait pas le citoyen de base. "Pour ce qui est du "Shopping" je m'excuse mais je ne sais pas ce que cela peut bien vouloir désigner. Il m'aurait fallu posséder un bagage intellect plus complet pour être en mesure de deviner du 1er coup ce langage étranger. J'avoue mon ignorance mais, en bon français, que cela signifie-t-il ?"



Son ironie à l'encontre des tenants d'un langage issu du plan Marshall  ne contrecarrera pas les faiseurs de solécismes, les gourous du barbarisme, ni les adeptes des périphrases.

Mon instruction vue par mon grand-père

Je n'appréhende absolument pas le retour à Marylaur qui me permet de retrouver mes copains de Bayonne. "S'amuser avec Christian et Michel, les chevaux, les manèges, ça lui plaît davantage que d'écrire sur le tableau noir qui l'attend dans un petit coin de Marylaur. Aller à l'école, oui il y consent mais avec Alain Darrigade, Francis et Michel Lacour. Il a beaucoup de mémoire pour tout ce qui rappelle l'amusement mais il ne lui en reste pas assez pour ce qui a trait à l'instruction Nous pouvons faire notre mea culpa.


Toutefois c'est volontairement que nous avons négligé ce dernier point pour lui permettre de se développer physiquement dans de bonnes conditions atmosphériques exceptionnelles et avec l'espoir de le reprendre assez tôt afin  de le diriger, comme dirait Popo dans ses fonctions de chef de service SNCF, sur la voie normale. L'enfance heureuses avant tout."

Avec le recul, je ne pense pas avoir été pénalisé par cette méthode même si, de mémoire, j'ai souvent éprouvé une réticence à la concentration sur les matières scolaires, à l'exception du français et de l'histoire. Nos livres comportaient des images et des questions d'observation sensées capter notre attention et ancrer les faits dans notre mémoires.


Pour étudier le français, nous avons les manuels d'orthographe, de vocabulaire, d'apprentissage de la lecture, de récitation.

La guerre s'étend

En ce mois d'avril 1957, une forte émotion ébranle la communauté oasienne : "Une cellule FLN a été découverte à Ouargla. Tous les éléments qui la composait ont été arrêtés. Parmi eux, 2 secrétaires indigènes de l'annexe (Mairie) proches collaborateurs d'un capitaine (le Maire) qui, par lucre ou toute autre raison, est toujours resté sourd aux multiples avertissements qui lui étaient donnés, opposant une indifférence quasi-totale aux faits qui lui étaient signalés.

Résultat : population mécontentée par ces opérations et ne cherchant pas à en comprendre les raisons. Le virus est installé."

Le pays a été découpé par le FLN en six zones militaires appelées wilayas. Celle qui englobe Ouargla est la wilaya VI.
La carte ci-contre présente le décou-page en vigueur depuis le congrès de la Soummam d'août 1956. Les partisans de l'indépendance se chargeaient de collecter l'impôt révolutionnaire et de recruter des volontaires, les récalcitrants étant soumis à des exactions ainsi que leur famille. Et il existe la wilaya VII qui n'est autre que la métropole au sein de laquelle opérera le réseau français Jeanson des "porteurs de valises".

Le 27 mai, le massacre de Melouza, village situé entre la Constantinois et la Kabylie, est perpétré par les combattants du FLN contre la population des Belli-Illemane qui soutient le MNA (Mouvement national algérien) : quelque 300 hommes, femmes et enfants sont exécutés, et la propagande des fellaghas en rendra l'armée française responsable.

Honneur à la mission Foureau-Lamy

source : Cahiers du Centenaire de l'Algérie
Non loin de notre logement se dresse le monument Foureau-Lamy devant lequel ont souvent lieu des prises d'armes. Curieux devant cette colonne pro-téiforme surmontée d'une sorte de mini-obélisque transpercé de morceaux de bois, je demande à mon grand-père ce que ça représente. Il m'explique : en 1898, le gouvernement français décida de donner corps à la liaison entre l'Afrique du Nord française et l'Afrique centrale française.
La mission fut confiée à l'explorateur-géographe Fernand Fourreau et au commandant François Lamy, tous deux Sahariens d'âme et de conviction.
L'expédition partit le 23 octobre 1898 de l'oasis de Sedrata, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Ouargla. Elle était composée de 276 tirailleurs algériens, tirailleurs sahariens et spahis. Elle arriva à Zinder le 2 avril 1899.
Tandis que Foureau continuait vers Brazzaville, qu'il atteignit le 21 juillet 1900, le commandant Lamy partit à la rencontre de la mission Gentil. La jonction eut lieu a Mandjafa (Cameroun) où arriva également la mission Joalland-Meynier venue du Niger. Les trois colonnes, placées sous le commandement unique de Lamy, partirent défier le seigneur de guerre souda-nais Rabah. Lamy fut tué lors de l'engagement ainsi que le sultan Rabah. Ce fut le début de la domination de la France au Tchad. C'est Emile Gentil qui donna le nom de Fort-Lamy à la capitale du Tchad.


Le monument Foureau-Lamy de Ouargla a été érigé en 1930. Sur cette photo prise par mon grand-père, l'on assiste au défilé de la Compagnie saharienne portée des Oasis avec mon père placé à la gauche du porte-drapeau.
Je me précipite alors sur les deux volumes de l'encyclopédie Quillet qui trônent sur une étagère dans le salon pour y chercher les récits de nos explorateurs français sur le continent africain : René Caillet qui fut le seul Européen à atteindre vivant la légendaire Tombouctou en 1828 ; Pierre Savorgnan de Brazza qui fit trois expéditions au Gabon et au Congo entre 1875 et 1882 ; Victor Largeau qui étudia en 1877 le projet de chemin de fer à travers le Sahara qui devait passer par Ouargla ; Paul Flatters qui reprit l'idée du chemin de fer transsaharien entre Alger et le Niger (partie de Ouargla le 4 décembre 1880, la mission fut massa-crée deux mois plus tard dans le Hoggar).
Auparavant, Antoine d'Abbadie d'Arrast avait exploré l'Abyssinie (1938 à 1849) et l'Algérie (1867), et mon grand-père me parle avec effusion du château-observatoire que cet astronome-géologue-géographe fit construire par Viollet-le-Duc au Pays basque sur la commune d'Hendaye.


Les dernières vacances de Noël à Ouargla

Mon grand-père installe le train électrique "dans l'entrée. Il roule, il roule
sans arrêt sous le contrôle du chef de gare en herbe, cumulant les fonctions de mécanicien, électricien et aiguilleur hors classe. De temps en temps, le boy interrompant ses jeux de la cuisine, vient jeter un regard ébloui accompagné d'un sourire béat sur le mouvement régulier de cette mécanique en modèle réduit dont il n'a encore de sa vie pu entrevoir seulement le type normal".


Sur ce modèle réduit (photo : site Trancien), nous voyons bien le rail central qui alimente la locomo-tive - échelle 0 (zéro). Le châssis de la loco est doté d'un petit bouton-pilon qui frappe le rail central à intervalles réguliers pour fournir l'électricité à la motrice.


"Cet après-midi [30 décembre 1958], il y a au Cercle des s/officiers distribution de jouets avec goûter à la clef pour les enfants de militaires aussi bien musulmans qu'européens - égalité, fraternité, intégration de la CSPO... Le petit est revenu enchanté et du jouet - un nouveau jeu de construction offert par la Compagnie de No
- et des embryons de films projetés sur l'écran. Pour Noël, nous avions déjà assisté à une semblable cérémonie offerte cette fois par le Territoire" [note : j'avais reçu en cadeau un
avion de ligne en métal].

La dernière lettre est datée du  6 janvier 1959 : 


"Encore 11 jours et notre départ de Ouargla prévu pour le 17 à 17 h 50 sera amorcé - arrivée à Alger vers 20 h, départ d'Alger à 23 h pour arriver à Marseille vers 1 h 30. Si comme je l'espère le départ du train pour Bayonne a lieu vers les 8 h, nous devrions arriver à cette dernière gare vers les 21 h 30 dimanche 18 au soir".

extrait du livre (je me trouve dans la cour de notre maison avec le boy Hafian) :
Il me dit en désignant le nord :
- Tu te souviendras de moi, là-bas, dans ton pays ?
- Chaque fois que je mangerai des dattes ! Et, crois-moi, j'en chercherai. Et si je n'en trouve pas, eh bien, je demanderai à mon père d'en faire spécialement venir !
Son rire, nostalgique.
- Comment c'est chez toi ?
C'est la première fois qu'il me pose la question.
- C'est bleu aussi loin que je regarde lorsque je suis à la plage. Ah ça ne vaut pas tes dunes de sable [...] Et il pleut, même l'été.
Regard interrogatif d'Hafian. Il n'a jamais vu la pluie depuis qu'il est né. Il me dit qu'une fois sa mère lui avait parlé d'un grand déversement, il y a très longtemps, qui avait creusé profondément la terre, avait emporté les volailles, détruit l'unique puits du campement.
Nous demeurons silencieux soudain. Lui enfermé dans une sorte d'imaginaire angoissant, moi transporté dans une nouvelle vie qui prend des allures de Robinson à l'envers.
Je suis le futur Vendredi dans mon pays natal.


retour à l'épisode précédent :  les lettres retrouvées [3]

à suivre, épisode 14 : Les Nouveaux Cahiers de l'Adour - base cherche sommet pour édification



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