épisode 13 : l'épopée de la 1re Compagnie de Chasseurs libanais

Mon grand-père paternel a été, avec le commandant Hiriart, à l'origine de la création de la 1re Compagnie de Chasseurs libanais, l'ancêtre de l'armée nationale libanaise. Enorme émotion lorsque mon père me remet les deux cahiers en toile noire dans lesquels figurent les récits de campagne de son propre père écrits à la plume. Pierre Saubadine se rend à Damas le 3 janvier 1926 où il rencontre le lieutenant Hiriart à l'hôtel de l'Europe. Il s'agit pour les deux officiers d'origine basque de constituer un régiment de volontaires libanais. C'est au terme de quinze jours d'attente que leur parvient l'Arrêté n° 3502 portant création "d'unités spéciales très mobiles qui viendront en soutien de la gendarmerie locale et dont les missions sont de surveiller et protéger les frontières et les voies de communications, et de contribuer d'une façon générale à la défense du territoire". Cet Arrêté est signé d'Henry de Jouvenel, Haut-Commissaire de la république française en Syrie et au Liban. Il est confirmé par le général Gamelin, commandant supérieur des Troupes du Levant.

Ayant quitté Fort Gouraud (ci-contre), le sous-lieutenant s'installe à l'état-major de la gendarmerie du Grand Liban dans la capitale syrienne... et attend.


Damas : l'avenue Victoria
Damas : la gare





Durant les cinq premiers jours, une dizaine de volontaires se sont manifestés : "De ce train-là, nous en avons bien pour trois grands mois à recruter les 120 hommes nécessaires à la Compagnie !" Cependant, l'attrait d'une solde et d'un habillement, et aussi l'espoir de butins de guerre font affluer trois cents "miséreux des ports" parmi lesquels une cinquantaine "de soldats possibles".




Pierre Saubadine se voit confier le commandement de la 3e section formée d'hommes originaires de Zahlé, dans la Bekaa, réputés fortes têtes, batailleurs et orgueilleux. Il mettra à profit la rivalité avec ceux de Beyrouth pour introduire la stimulation dans l'apprentissage militaire. "Sur les quelques soixante kilomètres de traversée de la plaine de la Bekaa, j'ai le temps de m'interroger : est-ce que l'on fait des soldats en quatre jours ? Leurs motivations résident dans le fait qu'ils vont être habillés et nourris pendant au moins six mois. Mais au-delà ? La plupart sont des nomades et un certain nombre repartira, une fois la solde perçue, pour prendre épouse."

Une lecture émouvante

Je m'absorbe complètement dans ces deux grands cahiers dont les pages sont recouvertes d'une écriture à l'encre noire et qui présentent des photos de tout petit format.



Je vois mon grand-père assis en quelque endroit rocailleux, en train de faire le récit de la journée après quatre-vingt kilomètres de marche, soit par des températures caniculaires, soit sous des pluies glaciales à vouloir franchir des crêtes ou des rivières en crue. "Depuis quelques jours, la pluie, la neige, la grêle ne cessent de tomber... il fait un froid de loup ! Le Litani, dont les eaux se sont répandues dans toutes la plaine, est désormais infranchissable." Après deux tentatives qui voient le commandant Hiriart et le lieutenant de spahis Viéville être projetés dans les trous d'eau et leurs chevaux rattrapés in extremis avant d'être engloutis, la Compagnie sera obligée de faire le tour par Chtawa et Metjet-Anjar, rendant le parcours quatre fois plus long.


"Je profite d'un cour repos pour m'isoler quelques instants, seul avec mes pensées et souvenirs. Je songe à tous les êtres chers, à ma chère femme Fernande, à mon petit Janot, à mes parents, à la France."








Les officiers prennent aussi le temps de souffler en se regroupant pour fumer et parler.













La Compagnie de Chasseurs reçoit l'ordre de marcher sur Ghajar. C'est un village métouali (descendants des Perses) situé dans une région où sévissent les Druzes entrés en insurrection contre la France.



Ghajar : découverte d'un tombeau.










(ci-dessous) Ghajar : accueil du commandant Hiriart.



La 1re Compagnie de Chasseurs libanais : légitimité et reconnaissance

Au fil du temps, la 1re Compagnie sera redoutée pour sa vitesse de déplacement et ses coups de mains qui finissent par effrayer nombre de sympathisants des Druzes.
Que ce soit à Kefer-Zeit ou à Kefer-Hounié, les notables et les populations font amende honorable.



A Kefer-Zeit, accueil par le très influent cheik druze Selim bey - à gauche, le sous-lieutenant Pierre Saubadine.









A Kefer-Hounié avec l'ecclésiastique (à gauche) et le mokhtar du village - debout, au centre.




La 1re Compagnie de Chasseurs libanais est engagée dans la bataille de Rachaya, puis de Yahia.


Un coin de la ville et l'église (cantonnement de la 1re Cie de Chasseurs libanais)

Voici ce que dit Pierre Saubadine de l'engagement de sa troisième section : "Ce sont de gros brûleurs de cartouches, ils tirent sans ajuster et souvent sur un ennemi que la distance met hors d'atteinte. Après l'action, certains Chasseurs donnèrent libre cours à leur sauvagerie. Sortant leur poignard, ils arrachèrent les yeux et coupèrent les oreilles des ennemis. je doute que tous fussent morts à ce moment-là [...] Ces attributs étaient envoyés, enfermés dans des bocaux et baignant dans l'alcool, aux famille, femme, fiancée."
Alors que ses soldats doivent se contenter de fusils de seconde catégorie et de cartouches défectueuses, la Compagnie reçoit les félicitations pour ses deux coups de mains sous le tampon du 3e Bataillon du 4e Régiment de Tirailleurs coloniaux :




"Etant donné sa [la Compagnie] belle attitude au feu, le Général-Commandant supérieur des troupes du Levant décide de confier des armes françaises aux soldats de la 1re Compagnie. En conséquence, le chef d'Escadron commandant l'artillerie fera délivrer 120 fusils modèle 1907-15, 20 000 cartouches D en chargeurs et 100 obus à fusil VB."



La troupe bivouaque avant de se diriger vers Kalouet el
Kefer. 








"Le lieutenant Puizutti et moi-même prenons le commandement de deux pelotons, lui se positionne sur la piste qui va de Kalouet à Mémès, moi j'ai la consigne de contrôler la piste qui monte vers la montagne et le commandant Hiriart fait route vers le village, rabattant devant son escouade les druzes qui n'ont pas la conscience tranquille."

Dans cette souricière viennent se jeter 33 Druzes et leur chef, le propre frère du mokhtar de la localité.


Le massacre du détachement Roussel au sud d'Hamara, surpris par un parti druze de Chekib Wahab, oblige la Compagnie et les coloniaux du bataillon Durlot à se rendre sur place récupérer les dépouilles de leurs camarades "achevés à la hache et au poignard. Là, devant nous, gisent des braves fils de France que nous saluons la rage au cœur et les larmes aux yeux... Et dire qu'à cette minute même à Paris, il se trouve des députés qui apitoient la France sur ces rebelles lâches et cruels qui massacrent les nôtres."

Pour cette action, Pierre Saubadine reçoit la médaille du Mérite libanais par Décret n° 422 du Président de la République libanaise daté du 27 septembre 1926 :
"Chef de section énergique, a fait preuve des plus belles
qualités militaires dans les moments difficiles que la
Compagnie a traversés. S'est particulièrement distingué
le 25 juin 1925 dans un coup de main sur le village de
Kalouet el Kefer."













Elle vient s'ajouter aux décorations militaires françaises : médaille militaire, croix de guerre 14-18 avec palme, médaille de Verdun.



Il a également reçu la médaille des blessés de guerre aux Dardanelles (à g.).



ainsi que la médaille commémorative du Liban lorsqu'il quittera le pays (à d.).






Les faits de guerre de la 1re Compagnie sont relatés dans le journal Le Cèdre du Liban dont voici la première page montrant, à gauche le portrait en pied du lieutenant Saubadine et à droite le commandant Hiriart.




L'intégralité de l'article figure dans le livre. Je rapporte seulement le dernier paragraphe : Nous sommes doublement reconnaissants à la France : elle nous a secourus, elle nous a accordé la République et une armée nationale, et surtout elle a mis à notre disposition des hommes expérimentés et deux de ses meilleurs militaires.

Pour contrer les succès remportés par la Compagnie, qui contrarient et déstabilisent les actions des Druzes, des accusations de pillages, de viols et d'exécutions sommaires sont portées contre les Chasseurs libanais. Voici ce que précise le rapport du commandant Hiriart :

"Rachaya, le 19 mars 1926
Le chef de Bataillon libanais Hiriart, commandant la 1re Compagnie de Chasseurs libanais, au Général-Commandant les troupes du Grand Liban

Le sous-lieutenant Vallier, rentrant de Beyrouth, me rend compte qu'une plainte a été adressée par les habitants de Yenta contre les Chasseurs libanais qui auraient : le 8 courant à Yenta tué 15 cheiks druzes non armés, violé des femmes, brûlé des moissons ; à Mouhaïté et à Raffid, pillé et maltraité les habitants.
Je tiens à préciser que, à Yenta, cinq hommes qui s'enfuyaient ont été faits prisonniers, dont un cheik, et emmenés à Rachaya. C'est mentionné dans mon rapport du 8. Aucune maison n'a été incendiée, pas une femme n'a été violée et surtout 15 cheiks n'ont pas été tués.
En outre, ma Compagnie n'est jamais allée à Raffid, elle n'a donc pu piller cette localité.
Quant à Mouhaïté, la Compagnie s'y est rendue le 5 mars mais seuls les officiers ont pénétré dans le village. La troupe est restée sur les hauteurs et, ce, malgré l'insistance du mokhtar qui mettait son village à notre disposition."

S'ensuit un certain nombre de considérations sur ce genre de stratagème pour dissuader les villageois d'accueillir et de nourrir la Compagnie. Du fait de son extrême mobilité, elle ne peut s'encombrer de l'intendance et doit vivre sur l'habitant. En la discréditant, les Druzes veulent affaiblir ses capacités et son moral.

La République du Liban

Ainsi le mandat syro-libanais mis en œuvre en 1920 pour autonomiser les états du Levant - Grand Liban, Territoire des Alaouites, gouvernorats d'Alep et de Damas, sandjak d'Alexandrette - est-il fortement ébranlé par l'insurrection syrienne du djebel druze (ci-dessous le découpage, sous mandat français).




Le 23 mai 1926 le Haut-Commissaire Henry de Jouvenel, fort de l'appui du Président du Conseil Aristide Briand, promulgue la Constitution et la création de la République libanaise. Le français et l'arabe sont proclamées langues officielles de l'Etat du Liban. Ce faisant, de Jouvenel prépare les relations du Liban 
avec le futur Etat syrien. Le Damade Nani Bey, issu de l'aristocratie circassienne, a déjà été mis en place à Damas pour poser les prémices des futurs traités de devoirs et de relations entre la France, le Liban et la Syrie.
Crédit : Atlas du Liban (Verdeil, Faout, Velut)




Durant les deux années de campagne, le sous-lieutenant Saubadine a été en cantonnement, opérations et déplacements dans les principales

villes ci-contre.





Il photographie quelques scènes de la vie quotidienne qu'il classe soigneusement
dans ses deux cahiers. 




La corvée d'eau : les femmes marchent parfois plusieurs kilomètres pour trouver les puits non taris et remplir leurs jarres.

Ci-dessous, enfants Métoualis du village de Libbaya (entre Hasbaya et Rachaya).















Famille de paysans dans la plaine de la Bekaa. 







"Ma permission est signée par le général Gamelin, j'ai six grands jours devant moi pour visiter la Palestine et aller à Jérusalem". Il fait d'abord un passage à Beyrouth pour régler sa situation administrative puisqu'il quitte définitivement le Liban.



Le quartier de la Quarantaine à Beyrouth est situé à l'est du port. 

La place des Canons (ci-dessous), baptisée ainsi en souvenir de la livraison par la Russie tsariste de canons pour défendre la ville contre les Ottomans, est renommée en 1916 place des Martyrs par le général Gouraud suite à l'exécution, toujours par les Turcs, de six nationalistes libanais.













En Palestine, Pierre Saubadine s'extasie devant les plaines fertilisées, les villes modernes, les modèles d'organisation et l'enthousiasme des jeunes générations.

Il se laissera guider à Tibériade, longera le Jourdain, visitera Tel-Aviv en pleine croissance.


Sur les rives du Jourdain


























Comme il se l'était promis, il fait le pèlerinage à l'église de la primauté de Pierre "édifiée sur les bords du lac de Tibériade, à l'emplacement où se fit la pêche miracu-leuse que nous rapporte l'Histoire sainte."













Il clôt son carnet avec un étonnant document qui recense la population libanaise par appartenance religieuse selon les districts. Il nous laisse une photographie de la démographie du pays établie à mi-année 1926 qui témoigne de la diversité des confessions. 



La barre horizontale mentionne : Maronites, Grecs schismatiques, Grecs orthodoxes, Druzes, Métoualis, Musulmans, Israélites.
(agrandissement) 





retour à l'épisode précédent : épisode 12 le cycle des possibles - Amérique latine


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