épisode 36 : de sable et de pierres

Les discussions que j'ai avec mon père pendant les trois dernières années qu'il goûte encore parmi les siens - et qui sont à l'origine de l'écriture de la saga familiale - font état de quelques personnages remarquables que le désert saharien a attirés et fascinés. En complément à mon ouvrage, je livre dans cet épisode un récit relatif à ces explorateurs intrépides et passionnés.

Le contexte

A part le Soudan, dont la dénomination arabe signifie le "Pays des Noirs", et l'Ethiopie antique, c'est-à-dire ce qui est aujourd'hui le territoire situé au sud de la Libye (éthiopien se traduit par "face brûlée") qui constituent au IIIe millénaire avant JC des zones d'échanges commerciaux d'or, de myrrhe et de bois précieux pour les Egyptiens, les périples vers le Sahara font l'objet de récits davantage mythiques que réels.
Au cours de ses investigations rupestres dans le Tassili n'Ajjer en 1954 et 1955, le naturaliste et ethno-graphe Henri Lhote a émis l'hypothèse d'une route transsaharienne datant du premier millénaire dont le tracé serait parti de Ghat, dans le Fezzan, en diagonale sud-est vers l'Adrar des Iforas jusqu'à Gao et le fleuve Niger. C'est pile l'époque à laquelle je réside à Ouargla avec mon père méhariste à la Compagnie saharienne portée des Oasis (CSPO) et ma mère receveuse à la poste.

Les récits de Pline l'Ancien et du géographe grec Ptolémée relatent les expéditions romaines à travers le Sahara occidental vers le fleuve Niger et Tombouctou, vers le lac Tchad par le massif du Tibesti. Mais ce sont véritablement les Arabes qui, arrivés au Maghreb après la mort de Mahomet, 
développent le commerce à longue distance grâce à l'introduction du dromadaire venu d'Arabie tout en imposant par les armes la religion de l'islam.

L'or, le sel et les esclaves sont les marchandises les plus prisées, qui font la fortune des empires du Ghana et du Mali.
Les géographes arabes sont à l'origine des descriptions parfois dithyrambiques des régions traversées, à tel point qu'ils créèrent le mythe de la richesse de la ville de Tombouctou dont la destination fut le Graal des explorateurs du XIXe siècle.
Sous l'hégémonie du royaume bornou (milieu du XVIe siècle), la grande route transsaharienne de l'est part du Tchad actuel, traverse le Kawar à l'est du Ténéré et rejoint le Fezzan pour arriver à Tripoli sous domination de l'empire ottoman. Cette piste sera utilisée par
les Turcs pour leur très fructueux et meurtrier trafic d'esclaves.

Les approximations et les dangers

Autant les côtes africaines sont pourvues de comptoirs et fortins portugais, anglais, hollandais, danois et français qui introduisent une vraie connaissance géographique et économique, autant le Sahara correspond dans les esprits à la Barbarie au nord (Maghreb,
Libye et Mauritanie actuels) et à la Nigritie au sud (Niger, Mali et Soudan actuels) sans autre élément de connaissance archéologique, ethnologique ou historique. Outre des cartes approximatives, les tracés
des pistes caravanières fluctuent au gré des puits et des oasis et les parcours se font sur de très longs itinéraires qui, si l'on se décale de quelques degrés, peuvent dérouter d'une centaine de kilomètres. D'où l'utilité vitale du dromadaire de par ses aptitudes à supporter la chaleur excessive du climat, à se ration-ner physiologiquement en eau, à se nourrir de fourrages pauvres en nutriments.

(ci-dessous, à gauche : guerrier touareg en méhari ; à droite : méhari chargé du bassour, sorte de palanquin                                                                                                                    pour le transport des femmes. 

Le plus grand et fréquent danger pour les explorateurs est la traversée des territoires touareg. Ce peuple est organisé en confédérations qui prennent le nom des montagnes qu'elles contrôlent et qui s'étendent sur plusieurs pays. Leur point commun est la haine du chrétien dont l'esclavage et la décapitation sont le sort commun.
Mais il arrive que certains amenokals (chefs de confédération) consentent à laisser circuler et même à protéger les équipages d'explorateurs moyennant cadeaux et sommes d'argent. Ce qui ne les empêche pas, une fois leur territoire quitté, de dresser des embuscades aux méharées.
Ces voyageurs, qu'ils soient mandatés par des sociétés géographiques, des compagnies commerciales ou des états, ou simplement poussés par la curiosité et la quête de l'exotisme aventureux, apprennent à être soucieux des obligations édictées par les potentats locaux : audience pour expliquer les motifs de la mission, remise de présents, acquittement des droits de passage ; mais aussi à recevoir la protection, les sauf-conduits, l'approvisionnement en bêtes, nourriture et matériels.

René Caillié, l'infiltré

C'est lorsqu'il escorte un père blanc jusqu'à Tamanrasset que mon père apprend des détails sur les explo-rations de René Caillié, seul Européen à être revenu vivant de son périple à Tombouctou. Le religieux avait eu la chance inouïe de s'entretenir avec Jacques Nanteuil (de son vrai nom D. E. G. Giraudias) qui avait recueilli les notes de voyage de René Caillié. Ce dernier connaissait les dangers, pour un non-musulman, de s'aventurer dans cette région où le fleuve Niger fait une boucle pour s'orienter ensuite vers Gao.
Buste de René Caillié
(musée Bernard-d'Agesci / Niort)
Il a en tête les récits dithyrambiques de Léon l'Africain sur la splendeur de Tombouctou et ses richesses dont les caravaniers se sont faits l'écho. Sa quête n'est pas une lubie aussi passagère que folle : réussir ou périr, c'est sa volonté. Il se prépare soigneusement à devenir un indigène parmi les indigènes. Il s'invente une origine et une identité égyptiennes - enlevé enfant par les Français qui l'ont élevé, adulte désireux de rentrer dans son pays -, il apprend l'arabe et le Coran chez les fanatiques Maures Braknas sous le nom d'Abd-allahi (esclave de Dieu). 

En avril 1828, il atteint les portes de la fabuleuse cité. La ville aux 333 saints le déçoit, elle n'est plus la perle du temps de l'empire Songhaï. A son retour en France, les spécialistes de l'infiltration l'ont appelé le "voyageur de la réalité cachée". Son journal de voyage, dont les notes ont été dissimulées dans son Coran, aura un grand retentissement en Europe et lui vaudra récom-penses et renommée.

Conrad Kilian, le brillant opiniâtre

Il fut le premier géologue à deviner dès 1922 l'énorme potentiel pétrolier du Sahara algérien et du Fezzan (Libye). Dans le cadre d'une campagne totalement différente, mon père a effectué en 1950 exactement le même parcours que Kilian lors de sa première exploration : Touggourt, Ouargla, traversée du Taddemaït vers In Salah, franchissement de l'Immidir pour rallier Amguid, détour par le tassili n'Ajjer, arrivée à Tamanrasset (voir l'épisode 4 : les campagnes sahariennes de mon père de la frontière libyenne à l'extrême-sud algérien).

Carte extraite des Travaux du Comité français d'histoire de la géologie (Maurice Lelubre)  

Etudes géologiques à l'appui, Conrad Kilian a reconnu à l'est d'In Salah des structures dont les schistes présentaient les caractéristiques de roches-mères pétrolifères. Sa personnalité - brillant, caractériel, tranchant, entier, imprévisible, fougueux - dérange fortement autorités et coreligionnaires. Dans les années 20, ses recherches géologiques l'amènent à formuler l'hypothèse, alors jugée loufoque, que le Sahara a été recouvert par la mer il y a 300 ou 400 millions d'années et qu'il existe des indices d'hydrocar-bures dans le sous-sol. Après la 2e guerre mondiale, il arrive à intéresser 
De Gaulle à ses conclusions - mais ce dernier démissionne de ses fonctions de président du Conseil en 1946 - puis le général Leclerc, qui meurt en 1947 dans un accident d'avion près de Colomb-Béchar. 
Son opiniâtreté à vouloir s'immiscer dans le Fezzan syrtique lui attire des menaces sérieuses : son guide est torturé et assassiné, lui-même est victime de deux empoisonnements (dont il gardera des séquelles dépressives), son logement à Paris est cambriolé, puis il échappe à une tentative d'écrasement par une voiture alors qu'il marche sur le trottoir. Conrad Kilian suspecte les services secrets britanniques d'être responsables afin de protéger les intérêts de l'Anglo-Persian oil company. On pourra d'ailleurs utilement se demander pourquoi Robert Schumann, lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères, refusa tout entretien et rejeta systématiquement les rapports que lui adressa le géologue.
A son grand désespoir, les prospects libyens seront perdus.

Légende : Conrad Kilian (à gauche) et son écuyer-banneret touareg El-Bachir
lors de la réception à Ouargla en l'honneur du Gouverneur Général

Revenu en France en 1950, Kilian est retrouvé pendu à l'espagnolette de la fenêtre de sa chambre d'hôtel. Son visage porte des traces de coups, ses poignets sont entaillés. En dépit de ces circonstances suspectes, l'enquête conclut à un suicide.
En novembre 1948, la fameuse mission géologique dite "mission Tenaille" (du nom de son responsable qui deviendra quelques années plus tard vice-président de la SN Repal) confirme les affleurements du Paléozoïque de l'immense bassin sédimentaire de la ceinture tassilienne dans le Hoggar mis en évidence par Conrad Kilian. D'autant que des traces d'huile ont été avérées dans le carbonifère, au fond d'un puits d'eau aux environs d'In Salah.  
Les découvertes ultérieures d'Edjeleh et d'Hassi-Messaoud dans le Sahara algérien (1956) apporteront un formidable crédit aux travaux antérieurs de Kilian qui avait toujours eu pour objectif d'assurer à la France son indépendance énergétique.

Henri Lhote, l'ethnologue autodidacte 

Tout juste adolescent, Henri Lhote est subjugué par les premiers essais de traversée automobile du général Laperrine en 1916 puis par le fabuleux raid saharien Citroën en 1922 et par la croisière saharienne d'Edmond Chaix en 1931. C'est dans ce contexte de découverte entre exploration, randonnée et croisière que Lhote construit sa vocation de naturaliste, d'ethnologue et de paléoanthropologue qui le mènera à mettre au jour les peintures rupestres dans le Tassili des Ajjers, datant du Néolithique, et dont l'impor-tance équivaut à celle des arts crétois et franco-cantabriques.




Ces relevés de quelque 400 peintures interviennent en 1956 et 1957 (période où je suis au Sahara) et mon père aura le privilège d'en voir sur place les calques reportés sur papier et peints à la gouache au cours d'une mission de surveillance dans la région de Djanet.
(en haut, les têtes rondes)
(en bas, tribu en déplacement)


Depuis, les spécialistes ont classifié en genre et en période les peintures
en fonction des motifs : le style "têtes rondes" caractérisé par la représen-tation d'êtres démunis de cou, le style "bovidien" représentatif de la période pastorale, le style "cabellin" avec l'introduction du char tiré par des chevaux. La désertification du Sahara entraînera la disparition du cheval et l'introduction du dromadaire pour l'ère du "camelin".
                                                   Henri Lhote (1956) - source : BDpedia

Ces hommes sont de la trempe des aventuriers qui se manifeste par la confrontation, la désinvolture et l'outrance. Ils provoquent chez les autres la jalousie, l'amertume, le dénigrement pouvant aller jusqu'au complot. Leur personnalité enthousiasme et irrite, leur comportement oscille entre courage et témérité, leur opiniâtreté force l'admiration et suscite le rejet.

François-Henry Laperrine, le "Saharissime"

Ce Saint-Cyrien a la trempe d'un baroudeur, l'âme d'un pacificateur et l'esprit d'un pragmatique. A l'orée du XXe siècle, l'ambition de la France est de réussir la jonction entre le nord de l'Afrique et le Soudan français (Mali aujourd'hui), porte de l'Afrique occidentale française.

Nommé Commandant supérieur des oasis saharien-nes, 
Laperrine va œuvrer pour asseoir la présence française sur cet implacable territoire désertique. Afin de pouvoir poursuivre les Touareg dont les attaques-éclair déstabilisent les tentatives de pacification, il crée les compagnies saha-riennes en mars 1902. Chacune est composée de six officiers, trente-six hommes de troupe français et trois cents Sahariens de souche, des Chaâmba réputés haïr les Touareg. Leurs courage et expérience des traversées nomades en font de redoutables guerriers. Au fur et à mesure de leurs expéditions, ces compagnies vont décourager les rezzous contre les caravanes chamelières et établir une sorte de tranquillité sur les pistes.
Cependant, toutes les tribus touarègues ne sont pas soumises et le père de Foucauld sera assassiné en 1916 dans son fort de Tamanrasset par les Sénoussis du Tassili n'Ajjer.

Les deux sahariens avaient sympathisé lors de leur rencontre à l'ermitage de Beni-Abbès et le père de Foucauld trouvera toujours le soutien de Laperrine dans ses tournées d'apprivoisement des indigènes (à droite : le père de Foucauld et sa chapelle itinérante -
les deux clichés sont tirés de la Contre Réforme Catholique n° 331 / mars 1997).  

C'est depuis son quartier général installé à Ouargla que Laperrine mène son programme d'aménagement du Sahara avec la création de la première section automobile saharienne et d'une escadrille d'avions. Elles sont censées ne pas supplanter ses compagnies méharistes mais leur apporter le soutien logistique dans l'exécution de leurs missions. 



Leurs aventures me furent racontées par mon père lorsqu'il me fit cadeau, pour mon onzième anniversaire, de la médaille commémorative du Cinquantenaire de la création des compagnies sahariennes, anniversaire auquel il participa en 1952. J'ai mesuré ma chance de pouvoir connaître des faits qui appartiennent à l'histoire mais dont jamais aucun enseignant ne nous aura parlé. Et j'ai bien compris alors, en cette année 1962, que la morale "civilisatrice" pouvait se révéler à géométrie variable selon les modes de pensée et les intérêts du moment.




Cette médaille symbolise l'Aventure (avec une majuscule) des hommes et aussi des femmes (je pense à ma mère) qui sont partis vivre au milieu de ces grands ergs, lieux d'aridité géographique, d'espaces brûlants, de dangers permanents, de sublimité poétique... et surtout d'engagement au service du pays dans un isolement consenti.

"On s'assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n'entend rien. Et cependant, quelques chose rayonne en silence" (Saint-Exupéry).

retour à l'épisode précédent :  l'adieu à l'Afrique




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