épisode 16 : Angola - l'installation à Luanda

J'annonce à mon épouse que nous partons au-delà des mers, dans un pays chaud où l'on parle portugais. "Au Brésil ?" - "Non, en Angola !" - "Mais il y a la guerre là-bas..." - "Oui mais la vie en famille est possible moyennant quelques précautions".
Pour amortir le choc de sa première expatriation en Afrique, j'invite
des amis très proches à partager le repas dans un restaurant que nous apprécions - le guide Michelin aussi - sur la commune de Bidart (les résidents de la Côte basque et les gastronomes l'identi-fieront sans peine). Il suffit de savoir qu'il faut prendre la route en laissant l'église Saint Nicolas sur la gauche et de s'enfoncer vers les terres.
Sont présents Patrik et Josette (mes amis d'enfance / voir l'épisode 7 : les années préalables), Christian (mon ami parachutiste / voir l'épisode 8 : université et conscription) et Annie, Jean-Pierre (notre ami peintre) et Martine, plus Jolayne et moi-même.


Ce 21 mai 1995 est une très belle journée ensoleil-lée comme le Pays basque sait en faire don au printemps. Nous terminons la journée dans le jardin attenant en évoquant artistes et tableaux, littérature et revue des Nouveaux Cahiers de l'Adour, vaccins et voyages, tout en dégustant un fameux armagnac accompagné de cigares fournis par notre amateur éclairé Christian. 

Notre récente acquisition d'un tableau de Jean-Pierre entraîne une discussion passionnée : les paysages de monolithes, tels des temples votifs, sont déroutants, dérangeants ; l'absence humaine (mais il y a des empreintes) pare de silence les eaux voilées et les forêts aux câbles lianeux ; et cette lumière qui aspire le regard n'apporte aucun apaisement. Ce que je vois, moi, ce sont les ténèbres qui refluent sous l'orgueil de la source, l'entaille du cours qui segmente la plaine, les blocs fichés tels des témoins d'un temps généré, la végétation opiniâtre. De sa peinture, Jean-Pierre dit simplement : "Montrer à l'autre mes interrogations et laisser la place à sa propre culture, c'est ce je tente de faire. Aucune présence humaine ne figure, les personnages sont ceux qui regardent."
Nous aurons l'occasion, pour une exposition et pour la rétrospective de son oeuvre au musée de Pau en 2014, de prêter un de nos tableaux.




Luanda : l'immersion sans préavis

Nous atterrissons à l'aéroport Quatro de Fevereiro en provenance de Roissy CdG. Le vol n'a pas été trop chahuté et la petite chatte Ophite (que nous avions sauvée après que Josette l'eut découverte abandon-née dans une haie) a supporté le voyage depuis Biarritz.
L'aéroport a changé de dénomination en novembre 
1975, année de l'indépendance du pays qui est survenue une année après la révolution des œillets au Portugal. Le "4 février" est l'hommage rendu à la lutte des Angolais, commencée en 1961, contre l'occupation du pays par les Portugais.

Le débarquement se fait dans un hall d'arrivée surchauffé, en même temps que d'autres vols internationaux. La récupération des bagages sera, tout au long de nos expatriations, un exercice éprouvant : tapis aléatoires engorgés,
valises égarées, contrôles sélectifs "blanc-blanc"
des douaniers.



Nous logeons dans un des trois immeubles loués à la société pétro-lière d'Etat Sonangol : Impala 1 (pour nous - ici en photo), Impala 2 (dont on distingue un morceau de mur à dr.) et Palanca en face. 






Sur le cliché ci-contre, on voit l'angle de notre immeuble avec, en contre-bas, le patio qui sépare Impala 1 et Impala 2.



Au rez-de-chaussée se trouve la salle de détente et de loisirs. C'est là que sont organisés les tournois de cartes (bridge, belote, tarot, rami) et de scrabble, les cocktails et les repas de fêtes, les anniver-saires et les goûters d'enfants, les rencontres et les activités avec les Angolais, les Italiens, les Espagnols, les Anglo-saxons et d'autres nationalités présentes. Le lieu est entièrement auto-géré par les résidents, seul le barman est salarié par la filiale. C'est également là que se déroulent les remises des prix des tournois de pelote. Car le deuxième lieu convivial - et aussi fréquenté - est le fronton. Les Basques qui étaient sur place en 1992 ont mis à profit la configuration de la cour intérieure qui leur a permis d'utiliser le mur aveugle de l'immeuble, le mur de séparation avec la propriété voisine de droite et de faire ériger le mur du fond sous la forme classique arrondie du fronton. Accessoirement, la cancha sert de terrain de tennis.
Afin que les balles ne se dispersent pas au-delà des limites, un large filet est tendu en hauteur et un grillage élevé au-dessus du mur de renvoi. L'espace est vivement éclairé par des projecteurs latéraux et on peut disputer les parties en tête-à-tête ou en double jusque tard le soir.
Au départ du responsable de la section, originaire d'Esquiule, village souletin, je prendrai sa suite et j'apporterai les aména-gements d'un pan coupé et d'un xilo sur la partie droite du fronton ainsi que la pose d'une paroi de verre en fond du terrain pour que la balle puisse revenir en jeu et éviter que les spectateurs, assis juste derrière sur les bancs de pierre, ne reçoivent la pelote.



source : Guillou ingénierie



Plan de masse des trois immeubles : Palanca (à gauche), la rue Marien Ngouabi, Impala 1 (long) avec l'aire du fronton à l'arrière et Impala 2 (court). Parallèle à Impala 1 se trouve la zone de stationne-ment des bus de transport scolaire et du personnel.


Cet endroit verdoyant et paisible est un petit Eden. Depuis notre chambre située à l'arrière 
de l'immeu-ble, nous avons vue sur le panorama misérable et saccagé de la capitale : des carcasses de chars et d'auto-mitrailleuses brûlés et détruits sont visibles dans les rues et les carrefours, les habitations sont éventrées et noires de fumée, les gamins mutilés ou orphelins ont creusé dans les amoncellements d'immondices pour s'y installer.

Nous sommes accueillis par Noël et Monique. C'est elle qui accompagne Jolayne le premier jour pour découvrir l'appartement. Les pièces à vivre sont orientées vers le patio intérieur et la vue depuis le balcon est agréable : bougainvilliers, phœnix, palmiers et fougères arborescentes... C'est depuis la chambre située côté rue que ma femme a une vision terrible. Au moment où elle s'approche pour voir le panorama, son regard est capté par une sorte de cascade jaunâtre qui dégringole soudaine-ment de la construction en face. Elle suit la chute, accompagnée par un cri tonitruant, qui éclabousse violemment un monticule. Les gamins qui s'affai-rent en bas ont juste le temps de s'éparpiller : "c'est le tout à l'égout" indique Monique. "Et à l'intérieur, les cages d'escalier servent de dépôts d'ordures".
Elle sort sur le petit balcon - l'atmosphère est un mélange persistant de brûlis, de pourrissement et de latrines.

A l'horizon se dresse, grandiose, le mausolée dédié à Agostinho Neto, chantre de la lutte de libération contre les Portugais et fondateur du MPLA (Mouvement populaire de Libération de l'Angola). C'est l'actuel président auto-proclamé Dos Santos qui lui a succédé. Le décès du libérateur intervient en 1979 à Moscou où il était parti de faire soigner. Le régime marxiste-léniniste qu'il a mis en place s'inspire de l'Union soviétique et obtient le soutien militaire de Cuba dont bénéficiera Dos Santos dans sa lutte fratricide contre l'autre parti indépendantiste UNITA (Union
nationale pour l'Indépendance totale de l'Angola)
mené par Savimbi.

Dans les années 90, le pays est partagé comme suit : la zone pétrolifère (en orangé) relève de l'autorité du MPLA au pouvoir ; la zone diamantifère (en bleuté) est tenue par l'UNITA. La "guerre pour la paix" est lancée par Dos Santos en 1998, suite à la décrédibilisation de Savimbi à cause de sa position raciste radicale et de l'exécution de quelques-uns de ses propres militants et de leurs familles. L'influence des églises catholiques et protestantes se fait également plus présente en faveur du retour à la paix pour les populations martyrisées.

Les trois pôles de la Société

Les bureaux où je travaille sont situés rua Duarte Lopes dans le quartier de Coqueiros, à environ 3,5 kilomètres des logements. En temps, cela représente entre 30 à 45 minutes de trajet matin, midi et soir :
la circulation est dense et anarchique malgré les efforts des agents de police placés aux carrefours et intersections pour canaliser les conducteurs irascibles (et souvent armés). Depuis 1992, tous les panneaux de signalisation ont disparu : volés, transformés et revendus. Cependant, ce n'est pas parce que le panneau n'y est plus que les conducteurs ne doivent pas respecter la signalisation : le sens interdit, le stop, la priorité, l'interdiction de tourner se font à la coutume. Une bonne gâche pour prélever quelques dollars d'amende.
La situation politico-militaire fait que la majorité des Angolais s'est procuré des armes et n'est pas près
de les rendre. Les massacres de la population à Huambo en juin 1994 - où les deux belligérants se sont successivement livrés à des pillages et des assassinats - sont dans les mémoires et l'application des accords de paix de Lusaka, conclus cette même année entre Edouardo Dos Santos et Jonas Savimbi,
est déjà minée par la continuation des livraisons d'armes par les Etats mêmes qui sont les garants des accords de paix !


source : wwwiiafterwwwii
Des actions sporadiques ont lieu dans la capitale et il n'est pas rare d'entendre, relativement proches de nos immeubles, des rafales d'armes automatiques. Des épaves d'engins militaires achèvent de se désagréger sur quelque butte ou émergent d'un fossé. Lorsque l'on conduit, il faut également faire très attention aux enfants mutilés qui ont élu domicile dans les égouts et qui sortent soudain la tête en plein milieu de la rue. Comme tout se vole et se vend, les bouches d'égout en fonte se négocient bien. Ces gamins sont victimes des mines antipersonnel largement épan-dues par les deux camps et leurs alliés. Même s'ils ne sont pas forcément orphelins, beaucoup ont été enrôlés comme "enfants-soldats" après la disparition de leurs parents. Chassées par les exactions et ne pouvant plus nourrir leur famille du fait des razzias, de l'extermination de leurs troupeaux et de la fuite des animaux sauvages à cause des mines, les populations campagnardes se réfugient par centaines de milliers à Luanda.


Il y a un bâtiment que nous adorons, mon épouse et moi : c'est le musée national d'anthropologie.
J'y passe devant tous les jours en me rendant à Duarte Lopes. Son architecture est typique du style colonial du XVIIIe siècle. A l'origine maison de négociant, elle est construite selon l'usage et les besoins de l'époque : le rez-de-chaussée est dédié aux marchandises, le 1er étage est réservé à l'habi-tation. Toutes les ouvertures sont symétriques, surmontées de chapiteaux et dotées de balconnets en fer forgé travaillé. Comme toute maison de haute lignée, elle affiche une surélévation centrale dotée d'un large balcon.

Le deuxième site de la filiale est situé dans l'immeuble CSA sur la Marginal. Il abrite la production : réservoir, forage, exploitation, travaux, achats-contrats. Elle occupe plusieurs étages d'une construction récente avec de vastes bureaux et des salles de réunion équipées.
Lorsque je dois me rendre à la réunion hebdoma-daire du management, le temps d'absence peut facilement être multiplié par deux à cause des difficultés de circulation et de stationnement.
La baie de Luanda est superbe vue de loin. Mais l'air que l'on y respire est vicié par les odeurs marines stagnantes, la pollution des déchets organiques et les émanations d'essence. Lorsqu'arrive la saison de récolte de l'huile de palme, les palmiers sont étêtés sans vergogne pour cueillir les noix. Et les rangées d'arbres ne laissent plus apparaître que des cimes pelées.



La troisième implantation de la société est à Kinaxixi, zone très active située dans le centre des affaires. Y sont regroupés la direction générale,
le juridique et l'exploration (géologie, géophysique). Il y a deux kilomètres entre Duarte Lopes et Kinaxixi. Et alors que l'itinéraire est relativement direct - rua da Missao puis rua Manual Fernandes Caldeira -, la traversée est rendue compliquée par la présence régulière de policiers suspicieux dont l'exercice favori de "prélè-vement autoritaire et non réglementé" distrait la fastidieuse tâche de régler les flux de véhicules et de piétons.
crédit photo : allamy

Il faut alors se montrer calme et patient avec un zeste de fermeté devant la confiscation abusive du permis de conduire... et avoir deux canettes de bière à disposition dans le vide-poche. Sauf que, avec la chaleur et malgré la climatisation intérieure, la boisson est tiédasse et surtout s'ouvre en une déflagration mousseuse aussi intem-pestive qu'aspergeante. Mais le policier angolais porte ses gants blancs
en toutes circonstances.

La vie quotidienne

A part les fruits, les légumes et les langoustes vendues par des marchandes des rues, bassine sur la tête,
il y a très peu de produits dans les supermarchés. Dès l'implantation de la filiale, une épicerie interne a été aménagée en sous-sol de Palanca. Elle est reliée à Impala par un souterrain. Cela évite de traverser la rue avec un plein chariot de provisions alors que la population peine à s'alimenter correctement. 
Cependant, il y a des arrivages massifs de certaines marchandises dans les grandes surfaces locales dont Jumbo et Martal sont les enseignes les plus fréquentées. Les rayonnages sont alors approvisionnés façon économie soviétique avec des quantités énormes et ponctuelles de papier-toilette, de ventilateurs, d'eau minérale, de laitages. Un soir, ma femme m'annonce fièrement qu'elle a dépensé son premier million...
de kwanzas. 
Le kwanza est la devise du pays mise en place à l'indépendance, en 1977. IL fait référence au fleuve angolais éponyme. Lorsque nous arrivons dans le
pays, la monnaie devient le nuevo kwanza qui, compte tenu de l'inflation galopante, est transformé en kwanza reajustado en perdant encore trois zéros, soit une division par mille de sa valeur.
Jolayne me montre un billet de 1 000 000 de NKR. Les caisses sont équipées de compteurs de billets que la caissière enfourne par liasses. Le papier très souvent poisseux et décoloré bloque l'opération : si les clients suivants ont des produits surgelés, ceux-ci ont le temps de commencer à dégeler sur le tapis. C'est la raison pour laquelle nous nous équipons systématiquement d'une glacière pour faire les courses. Et nous signalons immédiatement par talkie aux autres expatriés les arrivages sur les rayons.

Le quartier de Duarte Lopes attire nombre de jeunes désœuvrés qui préfèrent vivre sans contraintes dans la rue en mêlant petits trafics, larcins et bagarres sur un territoire très fréquenté par les expatriés : s'y trouvent des bureaux, des hôtels et surtout le nœud de communication avec, vers le nord de la ville, la Marginal et vers le sud l'ilha.
crédit : site Welcome to Angola
Pendant les trois premiers mois de notre arrivée, nous allons volontiers le dimanche sur les plages de cette bande de terre d'environ 9 kilomètres qui fait une enclave dans l'Océan Atlantique, le côté opposé étant adossé à la baie avec son trafic maritime. L'avantage est que ce n'est pas loin d'Impala et que l'accès en voiture est aisé. Mais nous sommes tenus à une vigilance de tous les instants tant les bandes de gamins sont à l'affût d'objets de valeur à dérober : appareil-photo, sac de plage, vêtements. Leur tactique consiste à se rapprocher en mouvement tournant et faussement joueur de manière à distraire les gens. Par deux fois, mon épouse fera avorter les tentatives alors que je me baigne.
Néanmoins, aux abords du bureau, je prends un garçon d'une quinzaine d'années, qui se dit orphelin de guerre, pour garder un œil sur mon véhicule en stationnement dans la rue. Afin d'éviter qu'il ne soit racketté par des plus âgés ou par une bande, je ne le paye pas (ou peu) mais je lui porte à manger et lui fournis des vêtements. Je fais égale-ment office de personnel soignant pour nettoyer, désinfecter et panser quelques plaies superficielles - y compris celles faites à un bras par un coup de machette.

à suivre, épisode 17 : Angola - la vie s'organise



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Commentaires

  1. Bonjour, votre article m'a beaucoup plus ;
    "Les Basques qui étaient sur place en 1992", vous n'êtes pas loin de la vérité ;
    J'ai dirigé la réalisation du projet résidentiel Impala de 1989 à 1992 ;
    Sud-landais élevé au pays basque, j'ai eu l'idée du fronton mur à gauche dans cet espace détaché du jardin quoique dans son prolongement, que l'architecte - Guillaume de Monfreid (petit fils d'Henri) a aussitôt adoptée ; la plupart d'entre nous venant de Pau, je savais que les basques et landais allaient affluer par la suite et apprécieraient de pouvoir pratiquer sur place une activité qui rappelle le pays dans l'Angola en guerre à l'époque;
    Je suis ravi de voir comme le jardin central a poussé bordé des calcadas a portuguesa, c'e doit être un endroit rafraichissant en saison chaude
    Les appartements sont spacieux et agréables avec de grands balcons .
    Ce projet fut l'un des meilleurs moments de ma vie professionnelle et l'Angola un pays qui me marqua profondément notamment en cette fin d'année 1992.
    Merci de votre article et des belles photos
    Jean-Pierre B.

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  2. le jardin plus Calçada a Portuguesa c’est moi qui l'a fait pour la ancien ELF.... bâtiment fait pour Teixeira Duarte et cote jardin AfroJardin

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  3. Muito obrigado por esta informação. Espero que tenham gostado de ler este episódio da nossa estadia em Luanda.

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