épisode 6 : Marylaur, c'est ma maison natale

Notre maison est située dans le quartier Saint-Esprit. C'est Pépé qui l'a bâtie. C'est une maison jumelle de deux étages posée sur un soubassement en pierre qui tient lieu de garage des deux côtés. Son toit en forme de M majuscule partage la bâtisse en deux. Nous en occupons la moitié, l'autre étant dévolue au ménage Laudebat.
L'arrière donne sur une aire également divisée en deux parties : côté Laudebat, il y a un jardin potager, deux arbres fruitiers et un poulailler qui ont permis de survivre pendant les années d'occupation ajouté à ce que ma mère et son frère pouvaient rapporter lorsqu'ils allaient en vélo jusqu'à Biaudos, dans les Landes, où nous avons une parenté fermière ; séparé par un grillage et une plate-bande d'hortensias et de glaïeuls, notre côté comprend une courette cimentée, une rangée de poiriers et l'atelier de Pépé, au fond.


Justement, voici mes parents et ma grand-mère paternelle Fernande Saubadine qui sont pris en photo dans la cour, devant l'atelier.





Et ici à gauche le seul cliché où je suis avec mes deux grands-parents maternels.





L'escale à Alger 

Nos retours pour les vacances d'été sont gravés dans ma mémoire. Il y a d'abord le trajet à épisodes Ouargla-Biskra / Biskra-Alger / Alger-Marseille / Marseille-Bayonne avec une escale à Alger : là nous passons la nuit à l'hôtel pour nous rafraîchir après les temps de vol et les attentes.

"J'aime l'hôtel, il y a des ascenseurs avec liftier, des préposés aux bagages, nous marchons sur
de magnifique tapis épais". Selon la chambre occupée, j'arrive à apercevoir le port avec sa barrière d'immeubles qui abritent les sociétés de courtage maritime, des banques d'affaires, des transitaires.


Crédit photo : éditions photographiques Jansol

Un jour où l'avion militaire en provenance de Biskra avait été retardé par une tempête de sable au départ, nous étions restés une journée de plus à Alger afin de prendre la correspondance suivante d'Air France pour Marseille. Nous étions allés nous promener au Jardin d'essai du Hamma.
Ce que j'avais retenu, c'était les singes, les lions et les panthères du zoo et que c'était là qu'avaient été tournées des scènes du film de Tarzan, dixit mon père en mimant les singeries qui me faisaient pleurer de rire.

Crédit des deux photos : édition Jomone

Sur le chemin du retour, nous étions passés par le boulevard Laferrière et les jardins du même nom. En son centre s'élève le monument aux morts de la guerre 14-18 "aux soldats algérois tombés pour la patrie".

Le lieu sera le théâtre d'un mouvement violent le 13 mai 1958. Une faction farouchement pro-Algérie française se rassemble alors au pied du monument aux morts pour réclamer un gouvernement de Salut public et prendre d'assaut le bâtiment
du Gouvernement général. Le lieu et l'heure choisis sont prémédités. En effet, à 15 heures, doit se tenir une cérémonie militaire en hommage à trois soldats récemment fusillés par le FLN. Les généraux Salan, Jouhaud et Massu sont présents. Malgré un cordon de CRS, cinq cents manifestants saccagent le bâtiment du Gouvernement général et appellent Massu à prendre le pouvoir. Le soir, le général Massu annonce depuis le balcon
du Gouvernement général que le Comité de Salut public est créé et qu'il le préside.


source : France-Soir
Mais revenons à notre voyage de vacances. Cette fois, mes parents estiment qu'il ne faut pas déambuler dans les rues. Deux semaines avant notre arrivée, trois bombes meurtrières ont explosé dans des lieux publics, à une heure de pointe pour faire le maximum de victimes civiles et une autre plus tard dans le casino. Depuis, les parachutistes de la 10e division patrouillent dans les rues pour des opérations d'interpellation et de maintien de l'ordre.




Le lendemain, nous embarquons à l'aéroport d'Alger sur le vol commercial à destination de Marseille, à bord du Constellation d'Air France. Lors des formalités de police, j'entends ma mère répondre avec véhémence au fonctionnaire : "Je n'ai pas à produire l'autorisation de voyager, je
suis avec mon mari !"








La tutelle du mari s'exerce encore quatorze ans après que le général De Gaulle a fait accorder le droit de vote aux femmes (ordonnance de 1944).





Crédit photo : Steve Williams
Se rappelle à mon souvenir la première fois que j'avais pris l'avion de Marseille à Alger pour revenir au Sahara. C'était un Breguet Deux-Ponts qui ressemble à un gros scarabée. La forte odeur de kérosène mêlée au parfum entêtant d'une passagère m'avait fait vomir. J'avais tout pris dans les narines. Et hop ! la tête dans le sachet en papier.




Notre arrivée à Marseille se fait dans une cohue frénétique de départs en vacances.
Direction la gare St Charles et montée dans le train Vintimille-Hendaye pour un trajet de 700 kilomètres.


Les vacances à Bayonne

A la gare de Bayonne-St Esprit, les malles et valises sont chargées dans une charrette tirée par un bardot, direction Cité Furtado, l'impasse où se trouve la maison Marylaur.

En vert : le trajet gare - cité Furtado


Notre pérégrination ne passe pas inaperçue, mon père est en uniforme et revêtu de sa cape de saharien, ma mère avance en pantalons corsaire dernière mode et moi, cheveux en brosse brillantiné et teint basané, je cours devant, pressé de retrouver mes potes de ma rue.


Quand je suis à Saint-Esprit, je suis pris par le particularisme de ce quartier. Longtemps je dirai en traversant le pont St Esprit qui enjambe l'Adour "je vais à Bayonne" comme si le rattachement voulu par la grosse métropole en 1857 était magnanimement  consenti par les spiritains sans leur faire pour autant renoncer à leur identité.





C'est ce qui se passe lorsque je vais aux halles avec mon grand-père. Là nous traversons le pont Mayou qui fait la jonction entre la place du Réduit (quartier Saint-André) et le centre ville. Le Réduit, comme les Bayonnais disent, s'inscrit dans les plans de fortification établis par Vauban en 1680. Et sur cette place se dresse, majestueuse, la statue en pied du cardinal Lavigerie, natif de St Esprit et fondateur des Pères blancs.







Je suis impressionné par sa posture. Mon père  me parle de ce personnage singulier qui a mené sa mission archiépiscopale en Afrique avec ouverture, écoute, énergie et un fantastique pouvoir de conviction. Archevêque d'Alger puis primat d'Afrique, il a été à l'origine, en 1878, de la prise de conscience par les Européens de l'ampleur de la traite des noirs africains. La croix patriarcale à double traverse qu'il brandit a largement inspiré le symbole de la libération de la France voulu par De Gaulle.


 





J'ai en mémoire la statue du même sculpteur Falguière à Biskra, ville qui se trouve à 330 km de Ouargla (la statue se fond dans la masse des feuillus). Pour cette raison, je me sentirai plus tard un peu son disciple saharien.











Aucun cadre avec photo n'est visible dans les pièces conviviales de la maison. Seule la photo de mariage de mes parents est posée sur le manteau de la cheminée de leur chambre. C'est pourquoi, lorsque je tombe en arrêt devant trois clichés de mes parents se promenant à Bayonne et à Biarritz, je m'empresse de les questionner : quand était-ce ? avant ma naissance ?


 







A Bayonne, centre-ville. 









Le pont Mayou en vue large.





Promenade de la Grande plage à Biarritz

  

Fin du nomadisme

Depuis juin de l'année dernière (1958), les discours tenus par De Gaulle respectivement à Alger (4 juin) : "A partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a que des Français à part entière" ; à Oran (5 juin) : "La France est ici avec sa vocation. Elle est ici pour toujours" ; à Mostaganem (6 juin) : "Vive l'Algérie française !", ces discours qui avaient enflammé à l'unisson Européens et Arabes ne sont plus audibles.
Les grands frères arabes distillent leur haine des colonisateurs, prenant ainsi leur revanche contre une discipline qui bridait leur tempérament agressif et envers un savoir qu'ils n'ont jamais su maîtriser. Hafian sait qu'il va se passer quelque chose, un événement définitif. Il me dit que, si nous partons, c'en est fini de lui. Il est noir, sans instruction et il redoute d'être pris comme esclave avec sa mère.

J'associe la farouche volonté de certains de nous chasser et la profonde détresse de ceux qui veulent que nous restions : c'est le tout premier dilemme auquel ma prime jeunesse est confrontée.
Et je ne peux même pas me tourner vers mon père, il est reparti patrouiller le long de la ligne Morice.
Néanmoins, je prendrai vite mes marques





ici, au jardin public de Bayonne
                                                                                                                                                                                                                                                         

                          et à la plage de la Chambre d'Amour à Anglet.

En 1959, avec mon frère Didier

Notre installation à Bayonne est définitive. J'ai l'impression que mon univers s'est rétréci. L'infinité du ciel sans partage, les dunes à perte de vue, la lenteur de l'espace dégagé laissent place aux rues masquées par l'ombre des constructions, à la circulation bruyante, à l'agitation.





Quels que soient les lieux ou les circonstances, ma mère apporte un soin particulier à ma tenue et veille à ce que je sois à la mode. Cela me vaudra parfois quelques désagréments et horions. J'en tirerai un caractère à la fois souple et tenace.

retour à l'épisode précédent : épisode 5  Le séjour de De Gaulle et la visite du site pétrolier d'Hassi-Messaoud.

à suivre, épisode 7 : de Saint-Esprit à Marracq, les quartiers de jeunesse



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Commentaires

  1. Merci pour cette richesse d'informations, de photos et de rappel de l'histoire proche.

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  2. Ce travail de remémoration, de compilation de documents, de numérisation de photos et de positionnement dans l'histoire contemporaine a fait resurgir des souvenirs fragmentés et a enrichi des faits que je croyais consolidés. Le télescopage entre ce que j'ai retenu et ce que j'ai écrit a produit une série d'épisodes dans lesquels les mises en situation révèlent les personnages. C'est ce qui rend le récit "tellement captivant et émouvant qu'on a du mal à s'en séparer" (citation de nombreux lecteurs et lectrices).

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