épisode 10 : le cycle des possibles - France

Mauritz-Cornélis Escher : optik-terrasse
Je commence à chercher un emploi pendant le temps de service militaire. J'envoie ma candidature à une trentaine d'entreprises dans le secteur bancaire, dans les cabinets d'analyse financière, dans l'industrie pétrolière. Je mentionne mes acquisitions en finance, en ressources humaines et mon niveau en anglais (courant) et en espagnol (scolaire). Métier exercé sur le territoire national ou implantation à l'étranger sont indifférents. En revanche, la fonction publique ne m'attire pas. Au dam de mes parents - mon père surtout - pour qui ce genre de situation confortable et sans risque (emploi à vie, salaire garanti, horaires réguliers) constitue, dans ces années d'après-guerre, le placement idéal. La société pétrolière à laquelle j'avais adressé, entre autres, ma candidature m'informe qu'elle n'envisage pas d'embaucher mais qu'elle conserve mon dossier. J'ai eu une réponse, c'est déjà ça. Car, sur une trentaine d'envois, seules cinq entreprises ont répondu : quatre par lettre-type, une par lettre personnalisée. J'épluche donc les offres d'emplois dans les journaux. Après deux mois de quête, je débute dans une société qui recherche des analystes financiers et dont le siège est à Paris.



Nous logeons Porte de Pantin, dans le nord-est, et les bureaux se trouvent dans le 8e arrondissement, à l'ouest. La rame de la ligne 5 église de Pantin-place d'Italie est constituée des voitures vertes de 2e
classe et rouges pour la 1re, avec banquettes en bois vernis et loquets d'ouverture manuelle des portes en cuivre et laiton - dite "rame sprague". Les démarrages et les arrêts sont rudes et quelques étincelles se produisent lors de la commutation.
Cette rame restera en service jusqu'en 1983 (ligne 9).




A partir de la station Jaurès, j'effectue le reste du trajet, soit en wagon sur rail, soit en voiture à entraînement pneumatique.

Nous profitons des fins de semaine pour arpenter la capitale. Montmartre et le quartier latin ont d'entrée notre préférence.
Nos pas nous mènent rue de Médicis, précisément devant le numéro 11 : c'est la librairie Corti. Pour moi, il s'agit d'un lieu privilégié.

José Corti est l'éditeur de Gracq dont "Le Rivage des Syrtes" a été pour moi une révélation. Mes lectures abondantes quoique choisies n'avaient jamais atteint ce degré de fascination. Il est un passage fabuleux qui toujours me hantera :  "Cependant, au milieu de cet éveil de grotte marine, j'éprouvai soudain distinctement comme un souffle sur la nuque, le sentiment d'une présence plus alertée et plus proche. Presque à me toucher, m'apparut-il tellement je m'y heurtai soudainement comme à une porte, le visage d'une jeune femme était tourné vers moi. Et je compris au happement nu avec lequel ils s'emparaient de miens, dans un au-delà souverain du scandale, qu'il n'était plus question de me détourner de ces yeux".

Lorsque j'ai été recruté avec une dizaine d'étudiants sortis des grandes écoles de commerce, je me suis rendu compte que mon passage remarqué dans l'agence bancaire de Bayonne et mon résultat de 2e année de maîtrise de gestion en consolidation des bilans, couplés à mon service militaire dans les parachutistes, ont été des éléments déterminants.
Durant mon apprentissage, je me heurte à l'ambiance concours imposée par les autres (sauf un que j'aiderai de mon mieux) et instillée par les dirigeants. Issu de l'université, j'ai appris à travailler en équipe et à mettre en commun les progrès de chacun. Ici, pas question. Et malgré les remarques sur mon comportement aidant, je suis envoyé sur le terrain dans la succursale de Lyon, l'un des plus prestigieuses avec celle de Montpellier. C'est l'épreuve sur le terrain.

Séjour chez les Gones

Il existe deux points communs entre Bayonne et Lyon : la gastronomie et l'appellation des quartiers. Les deux cités se sont mises sous la protection de l'Eglise : St Esprit, Ste Croix, St Bernard, St André, St Frédéric, St Léon pour Bayonne ; la Part-Dieu, Croix rousse, St Charles, St Georges, St Jean, St Paul, St Just, St Irénée pour l'ancienne capitale des gaules.

Pendant mon séjour de mise à l'épreuve, je suis logé en plein centre, rue Laignerie. Cette localisation me permet d'appréhender les canuts et le monde
du tissage. La rue d'Ivry présente un bel alignement de maisons typiques aux dimensions conçues pour abriter les immenses métiers à tisser.



Métier Galantier et Blache - source : site fetmode
Le métier à la grande tire est apparu en Italie vers la fin du Moyen-Age et en France à la Renaissance. Il permet de tisser des motifs et c'est à Lyon qu'il sera continuel-lement perfectionné. Sa disparition est due au Lyonnais Jacquard qui met au point le métier éponyme. Ce dernier fonctionne avec des cartes perforées, ce qui en fait le précurseur de l'ordinateur. Conçu afin de limiter la pénibilité du travail des enfants, très utilisés à l'époque dans les manufactures, mais ne nécessitant que peu de main d'oeuvre grâce à la mécanisation, cette invention est violemment rejetée par les canuts, ouvriers de la soie, lors des émeutes de novembre 1831 (règne de Louis-Philippe).
Nota : sur l'évolution des métiers à tisser, voir le site fetmode.



L'Echo de la Fabrique est le premier journal de France à être consacré à la classe ouvrière. Le fond de cette publication s'appuie sur la volonté de renseigner le prolétariat tisserand sur l'évolution industrielle et de l'accompagner, sans porter atteinte aux intérêts des chefs de fabrique. Il s'agit donc d'un journal militant éclairé qui traite aussi de sujets sociaux tels la santé, l'éducation, la religion.

L'architecture des bâtiments lyonnais est remarquable en ses style et complexité. Deux particularités ont attiré mon attention lors de ma visite de la ville : la maison Thomassin et les escaliers à limon déplacé.



La maison Thomassin constitue un témoignage du savoir-faire des bâtisseurs du XIIe au XIVe siècles. La première habitation ayant été partiellement détruite, la restauration a été exécutée à l'identique du style gothique en vigueur. En revanche, le dernier étage est symp-tomatique de la rénovation façon XIXe siècle.

Au second étage, les trois grands arcs ogivaux accolés s'ornent du blason du roi de France Charles VIII au centre, de celui du Dauphin à gauche et de la reine Anne de Bretagne à droite.

L'escalier à limon déplacé : technique audacieuse et superbe dont les Compagnons du devoir se sont fait une spécialité. Marches, contremarches et fixations sont créées en une seule volée qui met en évidence l'absence de noyau.


La rampe est taillée dans le mur. On peut s'interroger sur notre capacité actuelle à réaliser ce genre de chef d'oeuvre malgré l'apport des techniques de pointe : conception assistée par ordinateur, moyens techniques.


Mon mentor m'amène déjeuner dans les bouchons lyonnais, notamment à La Voûte tenu par la mère Léa. Autant l'extérieur paraît banal, autant l'intérieur a gardé l'authenticité : bancs à haut dossier en bois, grands miroirs rectangulaires suspendus aux murs, panneaux décorés d'assiettes peintes.


Je découvre des spécialités que je ne connais pas : le sabodet, le tablier de sapeur, les quenelles de brochet, la cervelle de canut, les bugnes. Les produits sont de qualité, la préparation sans faille, les saveurs incomparables.
La conversation - comme souvent quand des Français sont à table - traite d'expériences culinaires. Je mets les miennes sur la balance : ttoro, merlu koskera, txangurro de crabe, marmitako de thon, piperade, piquillos, axoa.  
Mon détachement est un succès, ce qui ne va pas faciliter mon désir de partir à une semaine de ma titularisation.
Car je viens d'apprendre que ma candidature a été approuvée par le groupe pétrolier Elf Aquitaine.

Un monde nouveau

C'est à la tour Aquitaine, à Paris (photo : crédit Elf Aquitaine), que je signe mon contrat de travail. Il me suffit, par le métro, de prolonger le parcours de la ligne 1 jusqu'à La Défense. J'entre avec appétit dans ce monde industriel dont l'étendue et la richesse en termes de matières premières (hydrocarbures, gaz), de localisations géographiques (Afrique, Moyen-Orient, Amériques-Australie, Asie), d'investissements
et de ressources humaines me fascinent.

En passant de Paris à Pau, je change de dimension à tous les niveaux : société internationale, industrie stratégique risquée, intensité capita-listique, poste et carrière évolutifs, rémunération en conséquence, espérance d'activité à l'étranger.

Mon poste est à la direction du Personnel et des Relations sociales à Pau. Je commence dans un des bureaux de la Tour (à gauche sur la photo). Le bâtiment tout en verre qui la jouxte est dénommé le "piano" eu égard à sa forme arrondie. Lors de mes affectations en France, j'exercerai mon activité dans chacun des bâtiments situés au 24, avenue des Lilas.




L'ensemble est complété par le bâtiment C (dont un côté est visible à l'extrême gauche sur le cliché du "piano" ci-contre) et la villa Ridgway.





La villa est une construction de style néocolonial américain. Elle est entourée de cèdres, magnolias, catalpas. Elle est située juste derrière le "piano" et cache, sur la photo ci-dessous, le restaurant d'entreprise et l'accès à la Tour.




L'usine de Lacq

Dans le cadre de ma fonction, je suis appelé, entre autres, à réglementer les rythmes de travail en 3x8 et 2x8 (continu et discontinu), en équipe de jour et de nuit. Quelle meilleure approche que d'être envoyé faire les quarts à l'usine de Lacq. Elle est bâtie en retrait de la nationale 117 et s'étend sur 130 hectares, et a été construite en cinq tranches.

crédit photo : Claude Roux

Décembre 1949 : le gisement d'huile de Lacq supérieur est découvert. Il était temps pour la SNPA (Société nationale des pétroles d'Aquitaine) dont la situation financière devenait critique. Puis c'est la découverte du gisement de gaz de Lacq profond. En décembre 1950, les foreurs tentent une opération délicate qui vise à tuber le puits n° 3 pour confirmer la présence de pétrole à 3 500 mètre de profondeur. Un violent jet de gaz surgit en répandant de l'hydrogène sulfuré (H2S), un gaz extrêmement toxique.
source : La République des Pyrénées
Pendant plusieurs jours, ce sont de l'ordre de 300 000 m3 de gaz qui s'échappent dans l'atmosphère. Le périmètre étendu aux riverains est mis en état d'alerte. In fine, c'est le Texan Myron Kinley, spécialiste des accidents de puits, qui arrivera à colmater la brèche en utilisant de la dynamite. Le puits n° 3 sera cimenté et perdu.

La pugnacité des ingénieurs qui refusent de suivre le conseil du texan ("Oubliez ce champ, rebouchez tout et remettez vos vaches à paître") va permettre de développer un savoir-faire unique en matière de corrosion et de résistance des matériaux.



Unité de désulfuration
crédit photo : région Nouvelle Aquitaine
Salle de contrôle
crédit photo : idem
Je suis affecté à l'unité de désulfuration du gaz. Le chef de quart m'explique : "Ce gaz-là, c'est du lourd. Il est saturé d'H2S et de CO2. Il faut l'épu-rer puis séparer le méthane des hydrocarbures plus lourds : l'éthane, le butane et le propane. Avant de l'expédier, on l'aromatise  car le gaz transformé devient inodorant".
Ce que j'ai retenu des cours de chimie de Terminale me sert pour comprendre les transformations subies par les hydrocarbures.

On fabrique du DMSO (diméthylsulfoxide), un produit instable et dangereux. Les opérations sont surveillées depuis la salle de contrôle. Les deux clichés représentent les installations de la tiochimie (crédit : région Nouvelle Aquitaine).
J'assume dont successivement les sept jours consécutifs du quart du matin (5 heures-13 heures), du quart de l'après-midi (13 heures-21 heures) et du quart de la nuit (21 heures-5 heures). Il y a de quoi perturber le rythme circadien.

Le soufre est obtenu par un procédé de combus-tion et de catalyse du gaz. Il sort sous forme liquide et se solidifie immédiatement au contact de l'air. La production est directement expédiée vers les utilisateurs industriels français (Bordeaux, Lyon, Rouen, Paimboeuf).
Une autre partie est convoyée par chemin de fer jusqu'au port de Bayonne d'où elle est exportée vers l'Europe essentiellement (Amsterdam, Immingham, Bilbao, Leixoes, Tarragone) et en                                                                                                       quantité moindre vers Santos au Brésil et en Asie.



Stockage du soufre à Lacq (à gauche).






Port de Bayonne : vue du terminal Soufre au bord de l'Adour.


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à suivre, épisode 11 :  le cycle des possibles - Moyen-Orient



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